Philosophie et religion évolution de la conscience
Entretien avec Thierry ADDA
Président de la Fédération des Nouvelle Acropole
Notre vision du monde, en Occident, est héritière des trois religions du Livre, l’islam, le judaïsme, le christianisme. Dans cet entretien Thierry Adda, Président de Nouvelle Acropole en France, présente comment les philosophies antiques, expressions de la sagesse atemporelle, offrent une vision alternative et complémentaire de la naissance du monde, de l’homme et de l’évolution.
Revue Acropolis : Quelle est succinctement la vision de la création du monde des religions du Livre ?
Thierry ADDA : De façon synthétique, les trois religions monothéistes ont une vision transcendante de Dieu et immanente de la Création. Elles proposent le principe d’une création ex nihilo. C’est-à-dire que Dieu crée le monde à partir de rien et une fois pour toutes. Une fois que le monde est créé, son œuvre est finie et il se retire de l’œuvre. Avant la création, il n’y a rien, puis il y a tout et le monde est comme il est, on ne peut le changer. Tout est créé, c’est ainsi, il faut faire avec.
A. : En quoi les approches des philosophies antiques diffèrent-elles sur cette question ?
T.A. : Selon la vision égyptienne par exemple, la création émane d’un plan potentiel, le Noun, appelé par les Grecs le Chaos, où tout le potentiel est présent mais où la création n’est pas encore, où rien n’existe encore. À un moment donné, la création émane de ce monde, mais le monde potentiel continue à exister. Dans la pensée égyptienne, des eaux de la création appelées Noun, va émerger la création (Cosmos pour les Grecs) comme une île qui sort de l’eau. Mais, tout autour de l’île, c’est-à-dire de la création, le Noun continue d’exister, les potentialités sont toujours là. De plus, il y aura toujours une relation entre ce qui est manifesté, qui existe encore, et ce qui n’est pas encore manifesté, ce qui n’existe pas encore. La charnière, pour les Égyptiens, c’est-à-dire la relation entre le Noun et le Cosmos, est l’expression du principe de Maât, c’est-à-dire, la Vérité, la Justice et l’Harmonie.
A. : Quelle est la conséquence du fait que ce monde potentiel continue d’exister ?
T.A. : Dans la pensée égyptienne sur la création, il y a deux idées fondamentales, que l’on pourrait synthétiser sous le concept d’un pessimisme constructif. La première, c’est ce que l’on appellerait en science le principe d’entropie : il est normal que cela n’aille pas, il est normal que les choses qui existent périclitent et aillent vers leur destruction, vers la mort. Puisque, selon eux, pour aller vers la vie, la Création, le Cosmos, il faut un effort de conscience. Dès lors qu’il y a un relâchement, l’île est engloutie.
Plus il y a de conscience, de vigilance, de présence, plus la création de l’ordre intelligent du Cosmos va croître. Plus il y a de dispersion, plus les choses iront vers le désordre, plus le Chaos va croître.
A. : Quelle incidence cette vision a-t-elle pour comprendre l’évolution de l’homme ?
T.A. : Pour les philosophes antiques, l’homme, n’est pas fini une fois pour toutes. Il possède en lui la ressource d’un potentiel non encore exprimé. Et ce qu’il parvient à manifester est précisément fonction de la relation qu’il établit avec ce qui est non manifesté, de la conscience qui les relie.
Le choix que nous faisons de notre forme de vie peut nous amener, ou pas, à plus de conscience. Cela ne dépend pas que de notre compréhension intellectuelle des choses, mais également de notre discipline intérieure, de notre vigilance et de la maîtrise de nous-mêmes. Ceci est la part active de la formation du disciple philosophe, qui comprend, et vit l’enseignement au travers de son application.
Si par contre nous entrons dans une vision et une posture passive, avec une interprétation religieuse trop simpliste il m’apparaîtra alors que « je suis comme je suis, je ne peux pas me changer », et à travers cette attitude, aucune évolution ne sera jamais possible. Car chacun sera alors dans sa subjectivité, et dans l’illusion la plus totale du simple ego. Pour qui tourne ainsi le dos à la conscience, la joie du combat intérieur et la possibilité d’œuvrer concrètement pour se transformer disparaît.
A. : Que faut-il pour transformer le potentiel en réalité ?
T.A. : Nous ne nous transformons pas uniquement par ce que nous apprenons, qui n’est qu’une première étape du processus, nous nous transformons ensuite par notre capacité à intégrer cette connaissance en acceptant de nous remettre en question, pour amener en nous plus d’ordre, et faire grandir notre propre cosmos. Car d’une certaine manière, la dépression, les idées noires, la fatigue, la confusion, sont comme un chaos qui engloutit la conscience, un néant dans lequel elle sombre. Dans la pratique philosophique, l’idée principale est de demeurer actif pour que jamais notre conscience de nous-même ne soit submergée par nos affects. Car, dans ce Chaos dès lors, tout n’est que potentialité, mais une potentialité non actualisée, parce qu’il manque l’ordre intelligent qu’apporte la conscience qui permet la manifestation des choses, et le lien des choses entre elles.
La vigilance et la conscience consolident nos repères et permettent l’existence d’un ordre intérieur structurant, d’une architecture interne. Seul cet espace intérieur cohérent permet de rester stable dans la confrontation aux difficultés de la vie, en leur donnant du sens et en les transformant en épreuves, ce qui aura pour effet, de permettre une expansion de la conscience.
Il est clair qu’aujourd’hui cette construction intérieure ne veut pas dire grand-chose pour le plus grand nombre et surtout qu’elle n’est plus enseignée comme un préalable à l’épanouissement de soi. Chacun se pense alors « comme il est » sans grande possibilité de changements. À contrario, la pratique philosophique offre à celui qui emprunte cette voie la possibilité d’intégrer de nouvelles perspectives, de se reconfigurer et de faire advenir en lui des potentiels jusqu’alors inexistants. C’est la grande différence entre la pratique philosophique et l’interprétation passive dans une clé religieuse.
A. : Quelle relation faites-vous entre création en devenir et évolution de conscience ?
T.A. : Se penser dans un monde où la création n’est pas finie est un renversement de paradigme, désormais la responsabilité de nous recréer nous appartient, en repoussant nos limites, en gagnant en vigilance, en conscience, et en nous remplissant de nous-même.
Cela nous demande d’assumer qu’au cours de notre vie, nous évoluons et nous devenons différents si nous acceptons que de nouveaux composants entrent dans notre conscience, si nous refusons de rester figés. C’est une option qui demande un choix et une détermination, une discipline de vie.
La pratique philosophique conduit chacun à sa responsabilité réelle, grandir en conscience de soi-même, par soi-même et pour soi-même.
Le propre de l’homme est d’être conscient de sa propre évolution. Tout évolue, soit pour devenir plus conscient, soit pour devenir un réceptacle capable d’accueillir de la conscience ou davantage de conscience.
Comprendre cela change tout, plus nous devenons vieux, plus nous devenons jeunes ! Nous devenons plus enthousiastes, même si physiquement nous pouvons être diminués. Nous sommes responsables de notre propre création, c’est-à-dire de la création de nous-même.