Sciences humaines

Entretien avec Antoine Faivre L’ésotérisme hier et aujourd’hui

Dans le cadre du 50e anniversaire de notre revue, nous vous proposons de redécouvrir des entretiens des personnalités du domaine de la spiritualité et de l’ésotérisme. Nous republions en plusieurs articles un long entretien de Fernand Schwarz avec un grand spécialiste de l’ésotérisme, Antoine Faivre.

À écouter en podcast

Antoine Faivre (1934-2021), historien et écrivain français fut attaché de recherches au C.N.R.S. professeur d’Université en France et à l’université de Berkeley aux États-Unis. À l’École Pratique des Hautes Études, il a dirigé l’Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine. Il a fondé la revue semestrielle A.R.I.E.S. (1), les « Cahiers de l’Hermétisme » et la « Bibliothèque de l’Hermétisme » (2). 

Fernand Schwarz, philosophe et auteur de nombreux ouvrages a interrogé Antoine Faivre sur l’ésotérisme. Cet article fait suite à l’article publié le mois dernier (3) et définit le corpus ésotérique et ses courants historiques.

Le Corpus ésotérique et ses courants historiques

Le fait d’interroger sur les éléments constitutifs de cette forme de pensée qu’est l’ésotérisme permet d’éviter un piège redoutable, à savoir définir l’ésotérisme en fonction d’éléments doctrinaux. Il permet aussi de rassembler sous la notion d’ésotérisme des œuvres et des penseurs qui ont cet air de famille défini par ses éléments constitutifs, ces derniers ne se définissant pas à partir de positions doctrinales mais de données empiriques. 

Revue Acropolis : Ces œuvres et ces penseurs sont ce que vous appelez le corpus ésotérique, mais pouvez-vous nous dire quel est ce corpus ?

Antoine Faivre : C’est seulement à partir de la fin du XVsiècle que des spirituels (humanistes, pour beaucoup) s’efforcent de mettre ensemble un certain nombre de sciences de type « ésotérique » pour constituer une sorte de corpus spécifique. Par exemple à la fin du XVe siècle, Marcile Ficin qui traduit les écrits grecs attribués à Hermes Trismégiste datant des II et IIIsiècles de notre ère, les accommode au christianisme, pratique une forme de concordisme et disserte sur ces textes en même temps que Platon et sur des textes fondamentaux que sur Platon et sur des textes fondamentaux du christianisme. Il le fait dans un esprit éclectique. Mais, de toute manière, il y avait toujours eu ce qu’on pourrait appeler les « grands fleuves », ou «  sciences traditionnelles ».
– L’alchimie, qui avait pourtant beaucoup disparu de la scène en Occident entre le VIIe et le XIIe siècle.
– L’astrologie qui, elle, était restée bien vivante. Il s’agit évidemment ici, dans le contexte ésotérique, non pas del’astrologie purement divinatoire (qui elle aussi a toujours existé), mais de l’astrologie vécue comme vision du monde, d’un unus mundus, un monde Un, mais complexe, feuilleté, hiérarchisé. Avoir une vision ésotérique de l’astrologie, c’est s’ouvrir à l’univers entier, à ce tissu de connexions et de résonance ; d’une manière qui transforme l’individu. 
– C’est aussi, la numérologie, la science de nombres (dans un sens pythagoricien), à laquelle sont liées, bien sûr, diverses formes d’ésotérisme musical.
– C’est enfin la Magia (la magie), non pas tellement méthode en vue d’obtenir tel ou tel effet merveilleux. maiM surtout appréhension du monde comme ensemble de connexions symboliques, perception de la Nature comme être vivant, enmême temps qu’action sur soi-même et sur le monde, dans un sens bénéfique. Ce qui est spécifique à l’Occident, c’est que ces trois grands fleuves ont engendré un certain nombre de rivières, de courants, propres à l’Occident.

A. : Quels sont ces courants ?

A.F. : C’est le courant hermétiste au sens précis de réception, commentaires, continuation, de la tradition des textes hermétiques écrits à Alexandrie au début de notre ère et dont l’auteur mythique est Hermès Trismégiste. Marsile Ficin est l’origine de ce renouveau. C’est la Kabbale chrétienne, surtout à partir du XVIsiècle, ce grand corpus de textes et de pratiques spirituelles qui résultent d’un mariage entre Kabbale juive (la théosophie juive) et le christianisme. C’est le paracelsisme, et dans son sillage, les philosophies de la nature comprises dans un sens ésotérique, dont la philosophie de la nature (romantique allemande) au début du XIXe siècle sera d’une certaine manière le prolongement du XVIIesiècle, et dans sa mouvance la multiplication en Occident des sociétés initiatiques et des enseignements qu’elles transmettent. 

A. : À quels besoins ces courants correspondent-ils ? Pourquoi ne se développent-ils qu’à ce moment-là et pas avant ?

A. F. : L’idée d’une philosophia perennis ou occulta naît déjà au XVe siècle et se trouve très affermie au XVIIe siècle. (Remarquons que le mot « ésotérisme » lui-même est récent et n’apparaît, comme Jean-Pierre Laurant l’a récemment repéré, qu’en 1828). Au XVIIe siècle, on voit se multiplier les éditions, les grandes anthologies de textes alchimiques. Or, cette forme de pensée se trouve de plus en plus en rupture avec la ou les pensées officielles. Pourquoi justement au XVIIe siècle ? Parce que c’est à cette époque que se met en place, d’une manière beaucoup plus systématique qu’avant, un imaginaire officiel qui est celui d’une mécanisation du monde. C’est l’époque du cartésianisme. Ce processus était déjà en gestation, quoique d’une façon timide, depuis le XIIe siècle, avec l’École de Salerne en Italie puis il s’est raffermi avec l’influence de l’averroïsme (4), c’est-à-dire d’une forme d’aristotélisme qui va devenir dominante. Cet imaginaire officiel vide l’univers de ses réseaux symboliques : les planètes ne sont plus animées par des anges recteurs, l’intellect agent qui nous relie aux niveaux supérieurs n’existe plus. Comme la forme de pensée ésotérique est en rupture avec l’imaginaire officiel, certains éprouvent le besoin de rassembler, de mettre en commun, des connaissances de type ésotérique. Cela dit, on aurait pu ne pas opposer science et ésotérisme, mais les considérer comme deux formes de pensée susceptibles de cohabiter. 

À ce propos, un exemple particulièrement significatif dans la seconde moitié du XVIIe siècle est donné par Newton. Newton est un savant ouvert qui aime débattre des questions scientifiques et qui consacre aussi une grande partie de sa vie à l’alchimie, fréquente des alchimistes et met en commun ses connaissances avec les leurs. Les deux visions peuvent pour lui aller ensemble. Auparavant, dans un de ses ouvrages, Kepler disait (je cite en paraphrasant) : « On rejette l’astrologie parce que je fais des mathématiques célestes, mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce que l’astronomie a raison que l’astrologie a tort. Ce sont deux niveaux différents ». Il existe encore parfois, aux XVIe et XVIIe siècles, une sorte de parallélisme entre les deux. Mais il y a surtout de plus en plus opposition. Et l’imaginaire mécaniste du monde a de plus en plus tendance à rejeter l’autre forme de pensée, que j’appelle ésotérique, à vouloir la réduire.

Au XVIIIe siècle, époque prométhéenne, marquée du sceau des « Lumières », on voit, en contraste, se multiplier les sociétés initiatiques, maçonniques, paramaçonniques. C’est le prolongement, l’accentuation, de cette rupture. L’apogée de la vision scientifique, réductionniste et mécaniste du monde se situe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe avec le scientisme. Aujourd’hui, en cette fin de XXe siècle, l’occasion est donnée d’un retour à une tolérance, qui s’exprime sous la forme d’une coexistence – plus ou moins pacifique pour l’instant – entre la forme de pensée de type ésotérique et la forme de pensée scientifique au sens classique du terme. De plus en plus, on essaie même de trouver des ponts entre les deux. Un des exemples les plus intéressants est le livre de Besarab Nicolescu, Science, conscience et évolution, Essai sur Jakob Boehme (5).

L’ésotérisme, une voie de marge et de réaction

A. : En résumé, plus l’institution s’organise autour d’un schéma mécaniste et réducteur, plus l’ésotérisme apparaît comme une voie de marge et de réaction par rapport à cette institutionnalisation. C’est pourquoi au XIXe siècle, on a des courants anti-officiels radicaux… Même René Guénon paraît radical par rapport à l’officialité…

A. F. : Le cas de Guénon est ici très intéressant, justement parce que sa réaction est tellement violente contre l’imaginaire scientifique en place qu’il se désintéresse, du même coup, de la science et de la Nature. Le courant guénonien est un phénomène nouveau dans l’ésotérisme occidental dans la mesure où il met entre parenthèses le second élément constitutif de l’ésotérisme, à savoir la Nature. C’est pour cela que sa position est ambigüe à l’intérieur de cet ésotérisme occidental (il a complètement passé sous silence la philosophie allemande, alors que les pays germaniques ont été le réservoir d’un ésotérisme qui mettait fortement l’accent sur cette Nature).

(1) Revue d’information de l’Association pour la Recherche et l’Information sur l’ésotérisme 
(2) Parue chez Albin Michel. Outre de nombreux articles, Antoine Faivre est l’auteur de neuf ouvrages dont les trois derniers sont : Accès à l’ésotérisme occidental, Éditions Gallimard, 1986 ; Toison d’or et alchimie, Éditions Arché, Milan/Paris, 1990 ; L’ésotérisme, Éditions PUF, collection Que sais-je ?,1992
(3) Paru dans la revue Acropolis N° 349 (03/2023) https://www.buzzsprout.com/293021/12532754-l-esoterisme-hier-et-aujourd-hui
(4) Averroès, philosophe arabe du XIIe siècle, est l’auteur des Commentaires sur Aristote, œuvre qui le rendit célèbre dans les écoles du Moyen-Âge
(5) Paru aux Éditions du Félin en 1988
Article paru dans la revue 143 (mai-août 1995)
Dossier La spiritualité aujourd’hui, enjeux et défis
Édition augmentée du dossier paru dans la revue n° 125 (mai 1992)

À lire

L’ésotérisme et la spiritualité de l’ère du Verseau
Alain BRETHES
Éditions Oriane, 2021, 728 pages, 34 €

Ce livre aborde différents thèmes, en partant de la place de l’homme dans la symphonie cosmique et les liens qui existent dans l’univers entre les différents règnes de la nature. Il tente de rapprocher la métaphysique, la psychologie et la spiritualité et montre que tous les thèmes abordés sont en interdépendance les uns avec les autres. L’ère du Verseau dans le titre évoque l’influence des courants vibratoires de la constellation du verseau sur l’humanité, sur la conscience et la société.

Propos recueillis par Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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