Paul Ricœur, philosophe herméneute
Paul Ricœur est l’un des plus illustres philosophes du XXe siècle dont l’œuvre a été redécouverte dans les années 80. Il est considéré comme l’un des principaux représentants contemporains de la philosophie herméneutique.
Témoin privilégié de notre temps avec ses souffrances, ses angoisses et ses espérances difficiles, Paul Ricœur a orienté sa réflexion philosophique autour de l’image de la «voie longue» qu’il faut patiemment parcourir jusqu’au bout, en se mesurant à tous les obstacles et aspérités de l’itinéraire. Chercheur infatigable dans le domaine du langage, mais aussi penseur engagé, il a su montrer une voie intellectuelle et généreuse, qui s’est proposée de guider l’homme faillible à travers les malaises de la modernité. Son extraordinaire fécondité intellectuelle démontre une inspiration éclectique, de nombreux réaménagements conceptuels et des détours et pourtant, il réussit à dégager unité et cohérence.
Une vocation de philosophe
Paul Ricœur est né à Valence, en 1913. Son intérêt pour la philosophie s’est éveillé en classe de terminale. Il fut confronté, grâce à son professeur Roland Dalbiez, à une exigence de rigueur conceptuelle et de courage intellectuel à laquelle il se sentira pour toujours redevable : «Ne pas fuir devant une difficulté, mais l’aborder de front». Quelques années plus tard, il eut le bonheur d’étudier auprès du philosophe chrétien Gabriel Marcel (1889-1973), en marge de l’enseignement officiel donné à la Sorbonne.
En 1935 – alors jeune protestant engagé – il passa l’agrégation et fut initié aux ouvrages déjà publiés de Edmund Husserl (1859-1938), fondateur du courant phénoménologique, qui se concentra sur l’étude de l’expérience et des contenus de la conscience. À l’influence de Gabriel Marcel et d’Edmund Husserl s’ajouta, à l’époque de sa captivité en Poméranie comme prisonnier de guerre, celle de Karl Jaspers (1). Il se trouva ainsi, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, équipé pour effectuer une carrière et une œuvre personnelle, sous le triple patronage tutélaire de Gabriel Marcel, Karl Jaspers et Edmund Husserl.
Après la Libération, il contribua à faire connaître en France la phénoménologie allemande : Edmund Husserl et Martin Heidegger, avec l’aide d’Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre.
Il enseigna d’abord dans le secondaire, puis, en 1948, il obtint la chaire d’histoire de la philosophie de l’Université de Strasbourg où il enseigna avec bonheur durant dix ans. Son élection à la Sorbonne en 1958 inaugura une longue période d’enseignement et de recherche partagée entre la France et les États-Unis (Yale, puis Chicago durant vingt-quatre ans, où il eut comme collègues, entre autres, Hannah Arendt et Mircea Eliade). Il fut nommé directeur du Centre de recherches phénoménologiques et herméneutiques au CNRS de 1967 à 1980. Sa première contribution à la philosophie, outre ses deux ouvrages dédiés à la pensée de ses premiers maîtres, Gabriel Marcel et Karl Jaspers (en 1947 et 1948), fut un exercice de philosophie phénoménologique consacré à la volonté : Le volontaire et l’involontaire (1950).
Il prit position contre la répression soviétique en Hongrie en 1956, contre l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie. Sympathisant du mouvement étudiant de mai 68, il tenta de faire œuvre de médiation entre institution et contestation. Il fut actif sur de nombreux fronts : en abordant des thèmes cruciaux comme l’écologie, la bioéthique, la justice. Il marchera en tête de l’une des premières manifestations contre la guerre en Bosnie en 1992 à Paris. Jusqu’à sa mort, en 2005, le philosophe poursuivit une œuvre reconnue internationalement pour son originalité, son engagement éthique, politique, et son ampleur exceptionnelle.
La découverte de l’herméneutique
La pensée de Paul Ricœur s’est voulue à l’écart des modes et des courants. Et si, à partir des années 60, il se tourna vers l’herméneutique (science qui a pour objet l’interprétation de textes philosophiques et bibliques), en réaction contre le structuralisme qui, à force de réduire les œuvres à un pur fonctionnement de signes et de procédures, les avait coupées du sens. Or, ce qui intéressait Paul Ricœur, c’était justement la façon dont le sens se constituait à travers le récit ; la manière dont les œuvres continuaient de faire signe, jouant le rôle de médiateurs dans la compréhension de soi et du monde. Ainsi rejetait-t-il à la fois le structuralisme et une certaine psychanalyse qui ne voyait dans les grands récits fondateurs de la culture, notamment les mythes, qu’une parole erronée qu’il faudrait décrypter. Pour le philosophe, les mythes devaient permettre avant tout une «exploration symbolique de notre rapport aux êtres et à l’Être» ; l’herméneutique étant liée à un souci ontologique. Cet effort pour retrouver l’être qui fonde l’interprétation de soi se déploya notamment dans le dernier chapitre de Soi-même comme un autre, dans lequel le philosophe s’efforça de décrire le conatus : l’origine du soi.
La volonté ou l’homme faillible
Paul Ricœur étudia longuement la question de la confrontation avec l’inconscient dans les années 60. Il s’intéressa notamment aux expressions symboliques, mythiques et poétiques dans lesquelles l’humanité inscrit depuis toujours son expérience du mal moral. De cette excursion dans les régions les plus insolites du langage date le second volet de sa philosophie de la volonté : Finitude et culpabilité (1960) dans lequel il présente une anthropologie de l’homme faillible. Selon lui, la faiblesse constitutionnelle de l’homme fait que le mal est toujours possible; la possibilité de la faute serait contenue en germe dans la fragilité constitutive de l’être humain.
L’ouvrage comporte trois niveaux d’étude :
. Les symboles primitifs du mal : les images de la culpabilité telles que la chute, le fardeau, la déviance,
. Les grands mythes sur l’origine du mal,
. Les grandes spéculations portant sur les rapports entre la finitude et la culpabilité..
Il s’agissait de reconstruire une sorte d’archéologie de la conscience de la faute en traversant successivement trois niveaux symboliques : celui de la souillure (hantise du pur et de l’impur), celui du péché (rupture d’alliance avec Dieu, déviation, écart, infidélité, délivrance, rachat, rédemption…) et enfin le niveau de la culpabilité, moment le plus intériorisé de la faute.
«Affirmer la liberté, c’est prendre sur soi l’origine du mal» écrivit Paul Ricœur : c’est donc la reconnaissance et l’acceptation par l’homme de ses propres limites et gouffres intérieurs, qui peut, à terme, lui permettre de les surmonter.
Le langage ou l’homme narrateur
Le domaine du langage était devenu, dans le milieu universitaire années 70-80, le lieu de toutes les confrontations. Sans perdre le fil de son appartenance au mouvement phénoménologique et herméneutique, Paul Ricœur se concentra sur l’aspect créateur du langage, systématisant ses recherches à travers une question essentielle : comment des significations nouvelles se forment-elles ? Il délimita deux domaines bien distincts dans le vaste champ de l’imaginaire sémantique : d’une part, la formation du langage poétique dans le sillage des expressions métaphoriques de la grande tradition de la rhétorique des Anciens et des Modernes, et d’autre part, la formation du langage narratif dans le sillage de la linguistique structurale appliquée au récit. La métaphore vive (1975), Temps et récit I, II, III (1983-1985) représentent respectivement ces deux domaines.
Dans son exploration du récit, il prit pour guide la théorie aristotélicienne de l’intrigue (muthos, fable) dans la Poétique d’Aristote, et il forma le concept de configuration narrative pour rendre compte des innombrables manières de mettre en intrigue à la fois les événements, les actions et les personnages. Sur la base de cette structure fondamentale, il explora les grands champs d’exercice de la narrativité : la conversation ordinaire, l’Histoire, la fiction des tragiques grecs et du roman contemporain, ou encore l’utopie des rêveurs politiques. En même temps qu’il explorait la structure du langage et du récit, il se fraya un accès intéressant au problème du temps, car le récit déroule toujours une intrigue dans le temps ; ou plus exactement, elle lie le temps de l’action et de la passion, le temps des événements et celui des sentiments, en construisant un temps de niveau second, le temps que l’intrigue déploie entre un commencement (celui du début du récit) et une fin (la conclusion de l’histoire).
L’étude de la métaphore constitua en ce sens un élément significatif de son travail. Dans La métaphore vive (1975), Ricœur étudia la fonction poétique de la langue, capable de restituer au langage poétique sa dimension existentielle. Il analysait l’expression métaphorique comme une manière d’habiter le monde, de faire surgir au sein de l’expérience des sens neufs : «N’est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde, un monde autre qui corresponde à des possibilités autres d’exister, à des possibilités qui soient nos possibles les plus propres ?» écrivit-il.
L’Éthique de l’action
Après ses trois volumes de Temps et récit, il lui fut demandé en 1986 par l’Université d’Edimbourg de proposer une synthèse de ses travaux. Chacun de ses précédents livres, en effet, était né d’une question déterminée : la volonté, l’inconscient, la métaphore, le récit… D’une certaine manière, Paul Ricœur avait toujours cru à un certain éparpillement du champ de la réflexion philosophique en fonction d’une pluralité de questions déterminées, appelant un traitement distinct en vue de conclusions limitées mais précises. C’est donc à contre-courant de ses préférences qu’il proposa une clef de lecture synthétique à son auditoire. C’est de cette épreuve qu’est né Soi-même comme un autre, publié en 1990. Il lui est alors apparu que les questions multiples qui l’avaient occupé dans le passé pouvaient être regroupées autour d’une question centrale résumée dans l’expression : «je peux». L’ouvrage fut donc organisé autour de quatre usages majeurs du «je peux» : Je peux parler, je peux agir, je peux raconter, je peux me tenir responsable de mes actions.»
Ces quatre affirmations lui permirent d’enchaîner, sans les confondre, les questions relatives respectivement à la philosophie du langage, à la philosophie de l’action, à la théorie narrative et enfin à la philosophie morale.
En ce qui concerne la philosophie morale, Paul Ricœur a enrichi le concept d’éthique en proposant la formule suivante : «vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes.» Sa vision éthique comportait une triple articulation : téléologique et fondatrice (l’éthique axée sur le désir de la vie bonne), déontologique (la morale qui implique l’exigence de la norme et le critère de l’universalisation), prudentielle enfin, car il appartient à la sagesse pratique de négocier le meilleur équilibre entre l’universalité des normes et le caractère irréductible des situations humaines. Il a analysé la double autonomie du politique par rapport à la sphère éthique et économique. Il pensait que le problème central de la politique est la liberté, c’est pourquoi il souhaitait réhabiliter le terme de libéralisme politique, malheureusement discrédité selon lui par sa proximité avec le libéralisme économique. Il affirma à l’occasion d’un dialogue avec Marie de Solemne (2) : «Une société où l’économique domine le politique (et dans l’économique, la compétition donc le calcul et l’appétit du gain, ce qui est la définition même d’une économie de marché) est une société qui crée des inégalités insupportables.» Enfin, il retint de Hannah Arendt l’idée d’un «vouloir-vivre ensemble», seul capable d’arrêter le pouvoir sur la voie du totalitarisme, idée qu’il défendit ardemment toute sa vie.
Le rôle de la mémoire
Son dernier ouvrage, La mémoire, l’histoire, l’oubli publié en 2000, est issu, comme tous ses ouvrages précédents, de la découverte et de l’examen de questions résiduelles laissées sans solution dans un ouvrage antérieur. C’était notamment le cas avec Temps et récit où le rôle médiateur de la mémoire entre le temps et le récit n’avait pas été étudié. C’est ainsi que l’acte de pouvoir faire mémoire s’ajoutait à la liste des pouvoirs caractéristiques de ce qu’il avait appelé «l’homme capable». L’acte de se souvenir et le pouvoir que l’individu met en œuvre se situent au carrefour de deux grandes fonctions : l’imagination, et la mémoire proprement dite, dirigée vers une réalité disparue : le passé. L’expérience de la reconnaissance était considérée par Paul Ricœur comme le moment où s’exprime la capacité de la mémoire à se représenter le passé. Mais la mémoire n’était pas uniquement reconnaissance d’une chose passée, mais également reconnaissance de soi-même… Et c’est la trace documentaire, linguistique, orale et écrite (largement étudiée par Paul Ricœur), qui assure la transition de la mémoire à l’Histoire. À leur tour, les deux problématiques de la mémoire et de l’Histoire sont traversées par la problématique de l’oubli. En effet, toutes les traces peuvent être effacées, détruites… La mémoire se définit alors comme la capacité intrinsèque à lutter contre l’oubli, par l’effort que doit faire l’homme pour se souvenir de ce qui a été, de ce qui le constitue – ce qui passe nécessairement par l’éveil de sa conscience.
Ainsi, si les années 1960 et 1970 ont éloigné Paul Ricœur des débats intellectuels français, son œuvre connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, dans une période marquée par le retour en force de la philosophie politique. Resté à l’écart des polémiques, ce philosophe qui a traversé le siècle a su fonder sa philosophie sur le respect d’autrui selon sa fameuse règle de la réciprocité : «N’exerce pas le pouvoir sur autrui de façon telle que tu le laisses sans pouvoir sur toi.» Son éthique, fondée sur les notions d’estime de soi, de sollicitude envers l’autre et sur la nécessite de faire émerger des institutions justes, demeure plus que jamais d’actualité.
Par Brigitte BOUDON et Léonie BEHLERT
(1)Karl Jaspers (1883-1969), psychiatre et philosophe allemand représentatif de l’existentialisme chrétien. Ses travaux ont eu une grande influence sur la théologie, la psychologie, la psychiatrie et la philosophie
(2) In : Innocente culpabilité de Marie de Solemne, page 26, Éditions Dervy, 1998
Bibliographie de Paul Ricœur :
– Philosophie de la volonté 1-2, Aubier, seconde édition, 1988
– Le conflit des interprétations, Seuil, 1969
– De l’interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965
– La Métaphore vive, Seuil, 1975
– Temps et récit, I, II, III, Seuil, 1980, 1983, 1991
– Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Seuil, 1986
– Soi-même comme un autre, Seuil, 1990
– L’histoire, la mémoire et l’oubli, Seuil, 2001
Ouvrages sur Paul Ricœur :
– Ricoeur, Cahiers de l’Herne, Editions de l’Herne
– Paul Ricoeur, Le sens d’une vie, François DOSSE, Editions La Découverte, 1997
– Paul Ricoeur, Olivier MONGIN, Seuil, 1994
– Ricoeur, L’itinérance du Sens, Jean GREISCH, Million 2001