Le défi de Caïn
À la fin janvier, l’Opéra Garnier a décidé de ressusciter Il primo omicidio (Le premier meurtre), oratorio d’Alessandro Scarlatti, qui, à travers le livret d’Antonio Ottoboni, relate le fratricide de Caïn.
« Nous sommes tous fils de Caïn » affirmait Fritz Lang. Le meurtre, la soif du sang sont en nous et ce qui les motive tout d’abord sont la volonté de puissance et le ressentiment.
Tel un mythe, cette histoire « biblique » a quelque chose d’intemporel, qui dépasse le cadre de l’Ancien Testament, et devrait nous aider, face à la montée des impulsions meurtrières et violentes de notre époque, à comprendre les causes profondes de notre actualité.
Le paradis de la Bible est celui de l’innocence mais sans conscience. Le retour sur terre, bien que douloureux, nous oblige à comprendre nos actes, et donc le sens de nos responsabilités. Caïn est en réalité bourreau et victime.
Abel, le frère cadet de Caïn est un berger, un nomade, toujours en mouvement, en marche, privé de la stabilité de la possession d’un territoire. Pour saint Augustin, il est le premier citoyen de la cité des Dieux, la cité des Élus qui se trouve au Ciel, loin des valeurs terrestres, de là son innocence. Celui qui garde la trace du paradis et qui délecte Dieu de son offrande paradoxalement sanglante, l’offrande des premiers-nés du troupeau.
Caïn suit le chemin de ses parents (Adam et Êve), condamnés à gagner leur pain, du fruit de leur sueur. Il est agriculteur et offre à Dieu les fruits de la terre, que Dieu mésestime. Certains pensent qu’il n’a peut-être pas mis assez de foi dans son don, ou qu’il a été porté par le péché de ses parents, que ces derniers ont introduit dans l’essence même de l’humanité, la désobéissance, la révolte, la rébellion, les instincts agressifs, les pulsions antisociales qui rendent la cohabitation entre les hommes toujours instable. La nature humaine n’est pas soumise à la mécanicité et au simple dictat. Tout peut arriver, tantôt en bien comme en mal, parce que derrière, se cache le don le plus précieux de la dignité, la liberté de choix.
La violence fait partie de la structure de l’être humain et la vaincre conduit à la victoire sur soi-même. C’est justement le paradigme qui s’inscrit dans la personne de Caïn, après son meurtre, dont peut-être il n’avait pas conscience, puisqu’avant celui-ci, la mort n’existait pas. Ainsi sont nées la prise de conscience de l’absence et de l’altérité.
Dans son errance, Caïn et ses successeurs vont fonder les premières cités terrestres, créer la forge, l’artisanat, la civilisation.
De l’anti-fraternité est né le besoin de fraternité renouvelé.
Dans l’une de ses nouvelles, le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges écrit qu’Abel et Caïn se sont retrouvés beaucoup plus tard, après la mort. Caïn lui demanda pardon, conscient de ce qu’il avait fait et Abel lui répondit : « M’as-tu assassiné, ou est-ce moi qui t’ai assassiné ? Je ne m’en souviens plus. Nous voilà de nouveau ensemble comme avant ».
Le mot Caïn, en hébreu Qinaah, associe le mot « acquérir » et « jalousie » en un sentiment unique : la jalousie provoquée par la convoitise de ce que l’autre possède. C’est ce sentiment qui peut engendrer la violence et le meurtre.
Notre société est traversée aujourd’hui par le vent des colères et des jalousies, par la peur de certains d’être totalement dépossédés et l’indifférence des autres, qui ne pensent qu’à ce qu’ils possèdent.
Pratiquer le pardon et vivre un idéal de fraternité deviennent aujourd’hui indispensables pour éradiquer la violence des uns et des autres. Agir ensemble dans une compréhension de cœur et non de calcul est vital pour faire face au sentiment de dissolution et de désagrégation qui nous menace.
Nous ne pouvons pas continuer à nous comporter en victimes. Nous devons devenir responsables de nos actes et construire un avenir ensemble, en réduisant nos besoins à l’essentiel : un idéal qui nous porte.
C’est par des actes concrets et du dialogue que nous y parviendrons.
L’ombre de Caïn nous observe.