Se libérer de la tyrannie du confort
Notre société vit un paradoxe spectaculaire. Elle veut se réformer et en même temps elle soutient ou accepte ceux qui y sont opposés. Nous savons parfaitement que nous devons changer nos comportements vis-à-vis de la nourriture, de la production alimentaire, de la pollution, du réchauffement climatique… Malgré les prises de conscience, nous n’y parvenons pas. C’est la même chose à titre individuel. Nous décidons de choses intelligentes et importantes pour améliorer notre vie et ensuite, nous ne passons pas à l’acte.
Comme l’explique clairement Jean-François Dortier (1), les Grecs avaient bien pris conscience de cet étrange paradoxe, celui d’agir à l’inverse de ce que l’on pense, d’agir à l’encontre d’un résultat que l’on souhaite pourtant voir advenir. Dans l’instant présent, nous acceptons quelque chose d’agréable qui se révèlera ultérieurement source de désagrément.
Les Grecs ont désigné cet étrange paradoxe par le mot acrasie (du grec acrasia), signifiant « sans pouvoir », que l’on peut également résumer par « sans gouvernance » ou « sans auto-gouvernance ». La procrastination est l’un de ses avatars.
L’acrasie est le divorce entre nos aspirations les plus profondes et la médiocrité de nos actes quotidiens. Pour Aristote, c’est la partie irrationnelle de l’âme, l’orektikon, la faculté de désirer, qui l’emporte dans l’acrasie.
D’où vient cette difficulté à changer ?
Comme Platon l’avait déjà précisé, nous avons tendance à privilégier les plaisirs immédiats et à refuser de sortir de notre confort. Au niveau des neurosciences, ce paradoxe s’explique par la lutte entre le lobe frontal de notre cerveau qui nous permet d’anticiper et de nous fixer des buts sur le long terme, ce que certains appellent le « Moi futur », et le cerveau limbique, siège du Moi présent, où se niche le centre de la récompense qui a tendance à rechercher le plaisir immédiat et à suivre la loi du moindre effort.
Pour résoudre cette difficulté, voire passer à l’acte, nous devons faire appel à nos ressources intérieures et mettre en œuvre une autre discipline de vie.
Selon Socrate, la première qualité ou vertu que nous devons activer est le courage. Le courageux n’est pas celui qui affronte ce qu’il craint mais au contraire celui qui agit selon ce qu’il pense bon.
Albert Camus (1913-1960) (2), dont on a célébré le mois dernier le soixantième anniversaire de la mort, est un exemple d’humaniste courageux qui a toujours lutté pour ce qu’il croyait bon, pour lui mais également pour la collectivité. Il a expliqué que la civilisation résidait dans l’art de fixer des limites aux désirs de l’homme et que la tyrannie du confort liquéfiait la société et engendrait une hypertrophie du moi (individualisme à outrance). Il a fait l’éloge de « vertus conquérantes » dont il signale l’essentiel : la force de caractère, la fortitude. Cet humaniste engagé, amoureux de la lumière a su assumer avec hauteur la critique des intellectuels de son époque comme Jean-Paul Sartre.
Comme le dit Claire Chartier, « Il ne connaît pas l’idée que l’on se fait traditionnellement du philosophe. Il a obstinément refusé de se laisser ranger dans un camp, à une époque où la bipolarisation de l’opinion avait élevé le manichéisme de l’esprit partisan au rang des religions ».
Albert Camus proposait comme exercice de philosophie pratique, l’art de la mesure, compris comme une exigence, un combat intérieur permanent entre les extrêmes auxquels il serait plus facile de s’abandonner. Il a écrit : « En 1950, la démesure est un confort, toujours, et une carrière, parfois ».
Son humanisme nous montre comment dépasser l’acrasie qui nous submerge aujourd’hui.