Philosophie

À quoi sert le jeûne ?

Pratique redevenue à la mode, sous diverses modalités, le jeûne est aujourd’hui plébiscité ou décrié. Et si on essayait de retracer ses contours historiques et de réfléchir sur son sens ?

Le mot jeûne vient du latin jejunare « jeûner, faire abstinence », au figuré « se priver, se tenir à l’écart de ». En effet, il s’agit de l’acte de privation, volontaire ou non, de nourriture, accompagné ou pas, d’une privation de boisson.
Tout au long de l’évolution humaine et aussi d’autres espèces animales, on constate l’adaptation au jeûne. Cette faculté de stocker des réserves a permis à l’humain de survivre et même de se développer dans des conditions très rudes, autant en Europe que dans de nombreux pays aux faibles ressources.
La littérature scientifique ne se prononce pas sur les bienfaits ou méfaits de cette pratique, mettant en garde contre tous les excès, même si le jeûne est employé dans des pays tels que l’Allemagne comme complément thérapeutiques aux chimiothérapies.

Le jeûne dans les religions d’Orient

Toujours est-il qu’on le trouve présent dans toutes les grandes religions d’Orient et d’Occident depuis la nuit des temps, pour une pratique régénératrice de purification physique et morale.

Pour l’hindouisme, il fait partie de ses rites et celui qui jeûne, dans un esprit de dévotion envers la divinité, se libère des péchés de nombreuses incarnations. Le jeûne est en rapport avec la volonté ascétique de se libérer du cycle des incarnations.
Dans le Yoga-Sûtra de Patanjali, on explique comment dissoudre toute sensation de faim et de soif par le samyama (concentration, méditation, extase/samadhi).
Dans le bouddhisme, le prince Siddhârta vécut six années de pratiques ascétiques austères qui l’ont conduit aux portes de la mort, jusqu’à accepter de reprendre un peu de nourriture. Ayant atteint l’Illumination et devenu le Bouddha, il transmit la doctrine du juste milieu : rien de trop. Les pratiques de jeûne étaient surtout réservées aux moines.
Dans le bahaïsme (1), le jeûne est une période de méditation et de prière durant laquelle les pratiquants s’efforcent de réorganiser leur vie et de régénérer leur énergie spirituelle.

Le jeûne dans les religions de Moyen Orient et d’Occident

La religion gréco-romaine intègre des pratiques de jeûne, notamment dans les cultes des mystères d’Eleusis, orphiques, et bien d’autres, comme voie de purification. Il existe une déesse, Nestis, « la jeûneuse », qui est le jeûne divinisé.
Le judaïsme prône le jeûne à l’occasion de certaines fêtes religieuses. Il est associé au deuil.
Le christianisme l’intègre comme une pratique de pénitence pour prendre conscience de ses manquements et se rapprocher de Dieu. Pour Augustin, si le jeûne permet d’affirmer notre insignifiance et notre vanité par rapport à Dieu, il existe aussi une seconde espèce de jeûne, qui permet de goûter des douceurs spirituelles de la sagesse et de la vérité, en découvrant à l’homme sa véritable nature spirituelle.
L’islam le considère comme l’un de ses cinq piliers et il correspond à une période d’amélioration de remise en question de soi pour le croyant. Pendant le mois du ramadan, on ne doit pas simplement s’abstenir de nourriture et de rapports sexuels mais aussi d’offenser autrui par des paroles ou des gestes.

Le jeûne philosophique

Les philosophes vont pratiquer le jeûne purificateur et régénérateur à l’instar des religions, mais également comme exercice spirituel de pratique de détachement du monde et de maîtrise de soi.

Pour Pythagore et ses disciples, le souci de purification et son corrélat, l’ascèse du corps et de l’esprit font partie intégrante du mode de vie, dont le jeûne.
Epictète accorde de l’importance aux exercices de jeûne, en tant que pratique philosophique qui entraine à la maîtrise de soi : « Jeûne, bois de l’eau ; abstiens-toi une fois entièrement de désirer, pour avoir un jour des désirs conformes à la raison » (2).
Schopenhauer considère que notre existence est sous-tendue par une volonté insatiable et que pour échapper à ce cycle infernal, il faut détruire le « vouloir vivre » par la mortification de la volonté. Dans ce cadre, le jeûne, pratiqué par les ascètes chrétiens, bouddhistes et hindouistes, est une forme de purge de la volonté désirante.
Friedrich Nietzsche, au contraire, voit dans le jeûne une technique pour exalter les désirs, car il stimule les forces vitales.
Emmanuel Levinas offre une approche tournée vers autrui : la privation du jeûne devient don de soi, sacrifice. « Donner, être pour l’autre, […] c’est arracher le pain de sa bouche, nourrir la faim de l’autre de mon propre jeûne. » (3). Le jeûne devient éthique, conscience rédemptrice d’une responsabilité à l’égard d’autrui.

La nature symbolique et initiatique du jeûne

Le philosophe Abdennour Bidar, inspiré par la sagesse soufie, parle du sens du jeûne dans son dernier ouvrage Les Cinq piliers de l’islam et leur sens initiatique (4).
« Ainsi, le jeûne n’est pas essentiellement l’abstention de boisson et de nourriture mais l’abstention intérieure de toute autre préoccupation que la quête de la vérité, du divin, la consécration de soi à une méditation sur le sens de l’existence. Cela veut dire subtilement que l’être humain est appelé à une prise de conscience fondamentale, qui est que notre nourriture essentielle est spirituelle et non pas matérielle, que nous devons donc autant nourrir notre esprit que notre corps. Jeûner, c’est ainsi apprendre à se nourrir différemment, et le mois de ramadan nous propose à cet effet de dédier un temps de notre année à un changement de polarité et de rythme, moins actif, moins agité, moins dispersé, et plus contemplatif : une abstinence de l’inessentiel, et une cure d’essentiel. » (5)

Au-delà de toutes les appartenances religieuses, la réflexion philosophique de fond, pour notre temps de divertissement, de dispersion, d’avidité vorace et de tyrannie des émotions, est de nous demander si nous n’avons pas besoin de ce temps de silence, d’introspection, de saine vacuité pour un retour à l’essentiel, à ce qui ne se voit qu’avec les yeux du cœur.

(1) Religion monothéiste d’origine iranienne du XIXe siècle qui proclame l’unité spirituelle de l’humanité
(2) Entretiens
(3) François Poirié, Emmanuel Levinas, Essai et entretiens, Éditions Livre de poche, 2006
(4) Les Cinq piliers de l’islam et leur sens initiatique, Éditions Albin Michel, 2023
(5) Youness Bousenna, Abdennour Bidar : « Le ramadan possède une signification de nature symbolique et initiatique »,
Le Monde, 26/03/2023
Laura WINCKLER
Co-fondatrice de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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