« Demeure » « Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel »
À l’ère du changement accéléré et du mouvement permanent, Françoix-Xavier Bellamy auteur du livre « Demeure », pose un regard philosophique sur l’enjeu de recouvrer des repères pérennes pour orienter et qualifier nos vies.
Qu’est ce qui disparaît et qu’est-ce qui perdure ?
Historiquement la question n’a cessé d’être posée depuis le combat entre les partisans de l’être (Parménide) et les théoriciens du flux, du devenir (Héraclite). Ce dernier semble l’avoir emporté : pourtant si « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », celui-ci obéit à une nécessité inchangée : trouver la mer et s’y fondre.
La révolution copernicienne de la Renaissance a balayé la vision médiévale d’une Terre statique au centre d’un univers clos : la reconnaissance du mouvement de la Terre et de tous les corps célestes a ouvert la conscience humaine au besoin d’exploration de nouveaux espaces intérieurs et extérieurs. Ce mouvement incessant serait une des racines de la mondialisation où l’attrait du lointain pallie la difficulté croissante à vivre l’ici et maintenant.
La modernité ou le progressisme érigé en norme
On peut la définir comme une fuite en avant, une table rase du passé qui considère que tout ce qui va advenir dans le futur sera nécessairement meilleur que par le passé.
Cette ligne de tension à sens unique est soutenue par un optimisme de principe sans but défini. Le rapport au temps, réduit à sa seule dimension d’immédiateté, nourrit paradoxalement une incapacité à vivre le présent. On retrouve cette passion de l’instantanéité dans les moyens de communication virtuels qui enferment dans l’illusion d’un savoir éphémère et dans la logique du tout jetable. Comme disait Machiavel, l’important est « d’être d’accord avec l’époque ».
Montaigne écrivait aussi : « je ne peins pas l’être, je peins le passage. […] Il faut accommoder mon histoire à l’heure ». La tyrannie des modes traduit bien ce besoin conformiste de n’être attaché à rien. Qui plus est, l’absence de critères identitaires communs reconnus et acceptés a généré une nouvelle forme d’anxiété qui est la peur du déclassement et du remplacement.
Déjà au XIXe siècle, Nietzsche exprimait son ressentiment à l’égard d’une société impuissante à vivre le réel ; mépris du réel que l’on retrouve dans les théories actuelles du transhumanisme selon lesquelles l’homme est à augmenter continuellement : quand l’existence humaine est une finalité en soi et qu’on ne reconnaît aucun repère fixe vers lequel tourner ses aspirations, pourquoi se donner des limites ? « La modernité s’accomplit dans la déconstruction […] des distinctions qui imposaient un renoncement ». En revanche nous sommes invités à « nous réconcilier avec cette vie marquée par l’expérience des limites ».
Être mobile ou demeuré
Sur cette trajectoire linéaire, deux réponses possibles : une qui regarde vers le passé, ou « sophisme naturaliste », principe dont la seule rationalité serait de consentir à ce qui est. Et l’autre tournée vers l’avenir, ou « sophisme progressiste » ou consentement d’emblée à ce qui sera. Leur point commun étant d’être des sophismes, c’est-à-dire des approches de la réalité utilisant les pièges du raisonnement pour nier tout fondement à une vérité une et stable.
La seule option possible se résume à « être mobile ou demeuré » selon la belle formule de François-Xavier Bellamy. Le caractère péjoratif du mot demeuré, synonyme de simple d’esprit, montre bien le discrédit jeté sur l’idée de demeurer, de se situer dans un espace stable. Or « Ce qui rend possible le mouvement de toute vie et ce qui lui donne un sens, c’est toujours ce qui demeure ». Nous en sommes donc réduits à choisir artificiellement notre camp entre ceux que David Goodhart (1) appelle les anywhere (les gens de n’importe où et donc de nulle part ) et les somewhere (les gens de quelque part). Les anywhere appartiennent plutôt aux classes moyennes aisées éduquées qui tirent profit de la mondialisation ; monde inquiétant pour les somewhere, généralement de condition plus modeste, attachés à un terroir et à un héritage culturel.
Habiter en soi pour habiter le monde
Cette opposition artificielle a généré une crise de la transmission : mais un arbre devrait il choisir entre ses racines et son besoin de croissance, d’expansion? (La philosophe Simone Weil présente l’enracinement comme un besoin fondamental de l’âme humaine, avec ses deux facettes : sécurité de l’ancrage dans un point fixe et risque d’aller vers l’inconnu.)
La demeure inclut l’idée d’une qualification, d’un temps, d’une appropriation d’un espace qui devient le foyer (home en anglais), lieu de rencontre et de reconnaissance chaleureuse. Les constructions modernes à caractère utilitaire ne peuvent répondre au besoin légitime de se rencontrer soi-même et de rencontrer l’autre. Et il n’est point de reconnaissance de l’autre sans conscience du soi. Il est vital d’avoir un chez-soi, même sommaire comme en ont témoigné certains SDF qui préfèrent encore la précarité de la rue avec leurs repères habituels à l’anonymat d’un confort relatif en foyer d’accueil. Nous avons le pouvoir de prendre soin de notre environnement pour le transformer.
Retrouver le sens de la proximité
Ce besoin de récupérer un temps long a déjà été soulevé il y a un siècle par Gandhi dans son ouvrage majeur, Hind Swaraj (2) : il y dénonce l’accélération due aux nouveaux moyens de transport qui ne permettent pas à la conscience d’assimiler les changements extérieurs et est source d’angoisse. Nous devons réapprendre à marcher lentement pour voir, comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry, qui prend le temps de cheminer vers une source.
Retrouver la valeur des choses
Dans un même ordre d’idée, l’économie que l’on peut définir comme le système de maintenance, de circulation et de préservation des ressources, est passée de la valeur d’usage (qualité propre à l’objet qui le rend unique) à une simple valeur d’échange : tout a un coût, tout s’achète. Cette économie des flux a mis en crise tous les ordres établis dont celui de la Nature : dans une logique du tout jetable, on est passé « de l’amour du chef-d’œuvre à l’obsolescence programmée ». Plus rien n’est singulier, jusqu’à la marchandisation du lien social. Le modèle de la start up, vecteur de nouveauté s’impose, alors que l’idée d’État (stat = ce qui perdure) comme fondement d’une communauté humaine sur des valeurs partagées s’estompe.
Pourtant la vie mérite d’être contemplée si nous savons reconnaître les biens inaltérables pour les transmettre. L’auteur nous propose de « passer des chiffres aux lettres » car «si le sens des mots se trouve dans la constance de la vérité qu’ils touchent, une œuvre classique est indémodable. »
Ainsi L’Odyssée d’Homère continue-t-elle d’enchanter des générations de lecteurs : la nostalgie d’Ulysse, aspirant après de glorieuses conquêtes à retrouver son environnement familier, son foyer, son épouse Pénélope et ses proches qui lui sont restés fidèles, résonne comme le retour du héros, dernière phase de toute épopée. Toute quête doit finir par trouver son objectif, son sens. « Nous devons tous retrouver notre Ithaque », notre cœur vital, la racine immuable qui nous confère dignité et sens de la destinée.