«Et le peuple s’est rassemblé sur la place…»
Autrefois, synonyme de révolution, la révolte du peuple se transforme aujourd’hui en un rassemblement pacifique sur la place.
Ce vers, tiré d’une chanson de Silvio Rodriguez (1) m’amène à réfléchir sur l’un des phénomènes les plus singuliers qui a été expérimenté dans différents pays, quand le peuple, les citoyens, mécontents de la grande corruption et du malaise politique, social et économique qui règnent aujourd’hui dans leur pays, se regroupent sur des places, pour réclamer un changement. Ainsi de cette façon les places, remplissant le rôle de forums modernes, se transforment en un symbole vivant de la réaction populaire.
Ces jours-ci, j’ai eu l’opportunité de vivre cette expérience à Kiev, sur la place Maïdan (place de l’Indépendance), où le mécontentement des citoyens ukrainiens a fait ériger des barricades autour du squelette d’un arbre de noël, près duquel la police s’est opposée à un groupe de jeunes, il y a quelques semaines. Depuis cet incident, les citoyens ont commencé à «se rassembler sur la place» pour réclamer un virage politique.
Les manifestants rappellent des phénomènes similaires qui se sont déroulés, comme par exemple, celui qui est survenu à Tunis, lorsque, suite à l’immolation d’un jeune tunisien, le peuple s’est levé et a destitué le gouvernement de Ben Ali ; ou encore celui de la place Tahrir au Caire, qui a mis fin au régime de Hosni Moubarak ; ou encore les manifestations devant Wall Street à New York, ou dans la City (2) de Londres, ou sur la place Mayor de Madrid, signifiant que l’heure des peuples est arrivée.
Le refus du libre-échange avec l’Union européenne
Une analyse politique de la situation en Ukraine est complexe et toute simplification serait erronée. Cependant, la mèche s’est allumée lorsque le président de l’Ukraine Victor Yanukovych a refusé de signer, à l’occasion du sommet pour la Coopération de l’Est, dans la rencontre de Vilnius (Lituanie), l’accord d’Association et de libre-échange avec l’Union européenne, probablement sous les pressions de la Fédération russe. À son retour, le président a confirmé ne pas vouloir continuer le chemin vers l’Union européenne. Les jeunes se sont alors regroupés sur la place Maïdan, pour protester en criant «Euro-Maïdan», à côté de la structure d’un arbre de noël, en cours d’installation pour les fêtes. La police est intervenue de manière brutale contre les manifestants, provoquant des dizaines de blessés. À partir de ce moment, l’opposition au régime actuel a investi la place, et des milliers de personnes se sont installées durant la nuit et le jour, par des températures en-dessous de zéro, sans être découragées ni par le froid ni par la neige, et encore moins par les forces de l’ordre. Ainsi la place, entourée de barricades improvisées, est devenue une veche, une Assemblée populaire.
Il est clair que l’actuel mouvement citoyen dépasse la Révolution orange de 2004 (3), qui s’éleva contre la fraude électorale de Viktor Yanukovvch, face au candidat Viktor Yushchenko, qui fut empoisonné et qui, bien qu’ayant survécu, resta défiguré.
L’influence russe en Ukraine
Pour essayer de comprendre le processus actuel, il faut prendre en compte que l’Ukraine est un pays de quarante-cinq millions d’habitants, de forte culture, avec une production agricole élevée et un secteur industriel très développé, et qui se sent proche de l’Union européenne. Mais il ne faut pas oublier que l’influence russe reste présente, car l’Ukraine a été l’une des pièces clés de l’ancienne U.R.S.S. Vladimir Poutine le sait et considère que l’Ukraine doit s’unir à la Fédération russe, dans une zone d’«intérêts exclusifs» aux mains d’un trépied d’organisations, qui cherchent à l’agglutiner avec la Biélorussie, sous la protection d’une Union douanière (plutôt une zone de libre-échange), l’Espace économique d’Eurasie et l’Organisation pour le Traité de sécurité commun. Mais il n’échappe à personne que le pays sera sous le contrôle serré du gouvernement de Poutine. En tout cas, les positions ne sont pas claires ; nombreux sont ceux qui regardent vers l’Union européenne, surtout les jeunes (et d’autres moins jeunes), mais il y a aussi la «vieille garde» soviétique qui reste fidèle à la Russie et occupe des postes clés dans l’actuel gouvernement ; de plus, nous connaissons la dépendance énergétique de l’Ukraine avec le gaz russe et la dette externe ukrainienne.
D’autre part, dans les milieux politiques, la corruption est très répandue et le peuple réclame transparence et démocratie, et veut en finir avec des gouvernements d’oligarques qui ont fait leur fortune en quelques années, après la chute du mur de Berlin, de manières peu transparentes, et qui luttent pour se cramponner au pouvoir.
Une révolte pacifique
J’ai pu observer personnellement que les manifestations sur la place de Maïdan sont pacifiques et ont été seulement brisées par les forces de l’ordre public. Il faut espérer que la situation reste aux mains des manifestants et garde cette ligne de réaction sereine, à la manière de Gandhi (4), mais permanente et inébranlable jusqu’à la réussite de leurs objectifs.
Une régénération démocratique devient nécessaire, car le peuple est fatigué de la corruption et de l’autoritarisme. Dans ce que j’ai pu observer, les Ukrainiens sont des gens pacifiques, avec une longue tradition de tolérance et d’équilibre vital qui les rend propices au dialogue, mais la patience a aussi ses limites et il faudra attendre de voir comment les évènements vont se dérouler.
Aujourd’hui c’est la société civile qui s’est emparée des rues et qui s’exprime avec des paroles, des cantiques, des drapeaux et un rituel de réaffirmation qui s’énonce sur une place transformée en Assemblée. Il est probable que, comme l’a noté Antonio Gramsci (5), «le moment de la société civile», la Bürgerliche Gesellschaft est arrivée, et les cartes du changement social ont été mises sur la table.
L’opposition encore timide
Maintenant vient le tour de l’opposition, qui se trouve personnifiée dans une série de leaders politiques qui n’arrivent pas encore au point d’inflexion pour changer les données.
Le panorama présente une grande complexité, qui s’amplifie chez différents personnages en scène : Julia Timochenko est en prison, malgré les suggestions de la Commission de l’Union européenne pour qu’elle soit libérée, en vue de clarifier et d’accentuer le processus démocratique. Victor Yuschenko est resté marqué à vie après l’empoisonnement dont il a souffert lors de la Révolution orange. Wladimir Klitschko, champion du monde de boxe, constitue une curieuse figure avec une bonne image de marque et dont on dit qu’il dispose d’une bonne équipe de conseillers. Arseniy Yatsenyuk, membre de l’oligarchie, économiste et chef d’entreprise. Oleh Tyahnybok, tête du parti nationaliste Svoboda. Sans oublier, l’ancien ministre de l’Intérieur récemment libéré, Yuriy Lutsenko, qui commence à occuper de la place. Il s’agit d’un groupe de candidats hétérogènes, avec des personnalités opposées et pour certaines débordantes, qui doivent nuancer leurs positions et leurs phobies, afin de préparer les élections présidentielles de 2015, face à l’actuel gouvernement de Victor Yanukovych.
Le futur se joue sur la place…