La « chamanité » au XXIe siècle, une manière de retrouver l’âme et le sens du sacré
À l’occasion de l’édition de son dernier ouvrage « Symboles du sacré, le pouvoir visionnaire des images chamaniques » paru aux Éditions Kairos en 2022, Carolina Cattaneo, journaliste à Sophia Magazine a réalisé un entretien avec Ana Llamazares que nous reprenons avec leur autorisation.
La proposition d’Ana Llamazares est de récupérer la « chamanité », terme qu’elle reprend de deux auteurs qui l’ont précédée et qu’elle prolonge, en le résumant comme « une manière d’être au monde », « une sorte de spiritualité laïque des temps nouveaux, une opportunité pour notre conscience multidimensionnelle, intégrant la sagesse ancestrale à l’audace de la perspective contemporaine ».
Carolina Cattaneo : Qu’est-ce que le chamanisme a à offrir dans le monde aujourd’hui ?
Ana Llamazares : Dans le livre, je développe le concept des « blessures de l’Occident ». L’Occident est blessé à bien des égards, mais essentiellement à cause de la fragmentation que nous a imposé ce « vieux » paradigme, qui nous a fait croire qu’en nous séparant nous allons mieux penser et qui a conduit à couper les liens avec le sacré, avec la nature, avec la subjectivité, avec le symbolique, à la recherche d’une vision très empirique, matérialiste et scientifique de la réalité. Ce paradigme est entré en crise au XXe siècle et d’autres réponses possibles commencent également à apparaître, des voies de recherche alternatives telles que la connaissance de soi et le chamanisme, ainsi que d’autres langages symboliques.
Dans ce livre, je me concentre sur l’étude et l’interprétation des images, sur les techniques de guérison, le pouvoir de l’imagination et des images pour invoquer, pour convoquer, pour guérir. En enquêtant sur l’art chamanique en tant que langage symbolique, d’abord vous regardez les images et il vous semble que vous ne comprenez rien, tout au plus vous pouvez les décrire brièvement. C’est pourquoi je suggère que, pour se rapprocher du sens de cet art, il est nécessaire d’opérer au préalable un changement de paradigme personnel : il faut élargir notre manière d’observer ces images. Se pose alors la proposition d’approfondir un peu la cosmovision chamanique, de comprendre ce qu’est une conception énergétique, un état visionnaire, une idée animiste (qui soutient que tout est animé d’une âme et d’un esprit), très proche de ce que sont les croyances des cultures indigènes traditionnelles. Cette approche se produit à partir des nouveaux paradigmes en Occident qui nous ont aussi permis de nous ouvrir à ces conceptions, car il y a des ponts conceptuels très forts.
C. C. : Que signifie « éveiller la chamanité » ?
A.L. : Il ne s’agit pas de devenir des chamans, mais de récupérer une faculté que possèdent tous les humains : la capacité de se reconnecter avec d’autres plans de réalité, d’élargir notre conscience et d’accéder volontairement à des dimensions plus subtiles et plus profondes. Je situe cette proposition dans le cadre de la crise contemporaine, qui implique la nécessité de panser les « blessures » culturelles dont nous avons parlé, thème que je développe synthétiquement dans ce livre sous le titre « La récupération de l’âme ». C’est ainsi que l’on nomme l’une des techniques de guérison traditionnelles du chamanisme. On pense que lorsqu’une personne perd une partie de son âme pour une raison déterminée (un évènement traumatique, un accident, une frayeur), celle-ci se fragmente et est « retenue » quelque part dans le cosmos. En termes contemporains, cela équivaut à l’idée qu’un traumatisme produit une contraction et une paralysie énergétique.
Dans la vision chamanique, le chaman doit aller retrouver cette partie de l’âme qui a été détachée de la personne, et convaincre les esprits, qui la tiennent retenue, de la récupérer. Je vous invite à faire une extension de ce concept, en l’appliquant à ce qui s’est passé avec l’âme occidentale, en tant qu’âme collective. En raison du processus d’évolution de la conscience et de la nécessité de construire notre identité en tant que sujets séparés de la Grande Mère et de cette matrice réceptrice que fut la conscience prémoderne, nous avons subi de nombreuses fragmentations, de nombreuses blessures, de nombreuses coupures ; surtout la coupure dans la dimension du spirituel, du sacré, mais aussi des coupures avec l’émotionnel, le physique et l’expérience du corps. Nous avons surdimensionné la rationalité comme quelque chose de naturel, tandis que nous coupions de nombreuses autres dimensions de l’humain. Et finalement, cela a jeté une ombre énorme derrière la conscience occidentale moderne, avec beaucoup de choses refoulées ; entre autres, la Nature et le féminin, par exemple.
C. C. : Comment va notre âme aujourd’hui ?
A.L. : Nous assistons aujourd’hui – et c’est une façon de comprendre la crise actuelle – à un besoin de guérison mentale collective. De mon point de vue, au milieu de ce processus s’inscrit le regain d’intérêt actuel pour le chamanisme, car il apporte une vision intégrale de ce qu’est la santé, basée sur l’équilibre du corps physique, du corps émotionnel, du corps mental et du corps spirituel. Le chamanisme propose une vision plus holistique de la santé et de la maladie, et dispose également de techniques naturelles et simples pour aligner les plans variés des différents corps. Fondamentalement, il existe deux grands chemins chamaniques pour guérir par l’expansion de la conscience : le plus traditionnel est le voyage guidé par le tambour, et aussi, l’utilisation cérémonielle de plantes sacrées psychoactives, qui requiert une surveillance très attentive.
C. C. : La « voie imaginative » apparaît dans votre livre comme un concept clé. Pourriez-vous l’expliquer ?
A.L. : La voie imaginative est un chemin que je propose de récupérer pour développer la chamanité. C’est aussi une faculté que tous les humains possèdent, bien que dévalorisée et fortement réprimée. Elle est liée à la capacité de symboliser, d’utiliser l’imagination non pas comme un simple fantasme ou des illusions décousues, mais comme une ressource créative à appliquer dans notre propre vie. C’est une voie que je propose de récupérer, en collaboration avec la « chamanité ». Elle implique une manière particulière de penser, car elle saute à un autre paradigme, qui n’est pas celui de la rationalité linéaire. Elle correspond à ce que Carlos Castaneda appelait le passage de « regarder » à « voir ». Elle propose de faire un saut vers le paradigme de voir au-delà de l’immédiat, de ne pas rester à la surface des choses, ni de croire que tout est ce que nous voyons dans la matière solide, mais de « voir » au-delà. Cela ouvre une nouvelle perspective et c’est là qu’elle rejoint la proposition de changement de paradigme. Selon la description de Don Juan, de Castaneda (1), le « voir » chamanique consiste à « percevoir directement comment circule l’énergie de l’univers ». Ainsi, on passerait du « regarder au voir », du paradigme du matérialisme (voir et rester à la surface des choses) au paradigme holistique qui permet de capter l’énergie par diverses voies perceptives.
C. C. : Quelle aventure attend celui qui se lance dans la lecture du livre ?
A.L. : L’élargissement de la perception est déjà une aventure en soi. La possibilité d’interpréter les images chamaniques de l’art visionnaire, avec les lignes directrices qui sont développées tout au long du livre, va dans ce sens. Voir au-delà de l’évident, essayer de comprendre ce qu’il y a derrière un point, une ligne ou un cercle, ce pour quoi il faut déployer la « voie imaginative », mais aussi faire appel à une série de connaissances qui ont à voir avec la cosmovision chamanique des cultures dont il s’agit. L’aventure est de se mettre dans les images comme si elles étaient des fenêtres sur une autre réalité et voir à travers elles ; et au milieu de ce processus, éveiller en même temps notre propre chamanité. Aussi, si nous nous aventurons un peu plus loin encore, peut-être naîtra la possibilité de récupérer des parties de notre âme, de notre sens du sacré, et de guérir cette blessure collective et personnelle qui nous fait tant souffrir et qui est à la racine de la crise contemporaine.
(1) Écrivain américain (1925-1998), anthropologue auteur d’ouvrages sur le chamanisme. Il dit avoir reçu les enseignements de Don Juan Matus, personnage (fictif ?) sorcier de la lignée des Naguals
Photo : Sol Levina. Archives de Sophia magazine
Traduit de l’espagnol par Laura WINCKLER
Chaman, Le voyage de l’âme
Conférence de Fernand Schwarz donnée à Nouvelle Acropole Bordeaux, 3 mai 2023
Après avoir défini la notion de chaman, Fernand Schwarz, philosophe, égyptologue et auteur de nombreux ouvrages a introduit l’idée de « chamanité ». Il existe un monde visible et invisible. Nous sommes reliés par des forces invisibles, et des plans plus subtils affectent notre réalité, la matière et notre quotidien. Dans la vision chamanique toute chose matérielle est une objectivation d’un élément énergétique. Les chamans se mettent en relation avec le monde invisible en rentrant en extase. Au-delà des cultures chamaniques, il y a la nécessité de se relier à des plans de conscience autre que ceux que nous avons l’habitude de concevoir. Le chaman est un médiateur qui nous permet de retrouver le lien à l’âme. Il gère l’aléatoire, le désordre et les crises, qui non assumées, conduisent à une disharmonie, à un déséquilibre des forces, et à la maladie. Le désordre permet la réorganisation, la transformation, le renouveau. Le chamanisme intègre le physique, le psychique, le mental et le spirituel. La « chamanité » est le partage d’une vision du monde, d’un élargissement de la conscience, pour rétablir nos liens avec la subjectivité, le symbolique et la profondeur des relations avec soi, avec autrui et avec notre environnement. La conférence s’est clôturée par une projection d’images qui reliait les pratiques chamaniques à d’autres pratiques antiques de l’extase : la Grèce antique avec les mystères d’Eleusis, l’Inde avec Shiva, l’Égypte avec Sekmet.
À lire
Shaman
TIGRAN
Tome IV, Le Chemin
Tome V, Les Cieux
Mama Éditions, 2023, 192 pages, et 168 pages, 14,90 € chaque ouvrage
L’auteur nous emmène vers une aventure initiatique et mystique dans les plaines de l’Arizona. Un voyage invisible à la découverte des Amérindiens apaches et navajos, notamment des femmes-médecine et de leur savoir. Qui se transmet sur trois générations. Par un auteur qui expérimente depuis sa jeunesse rêves lucides, extases spontanées et clairaudience.
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole
Ana María Llamazares est anthropologue à l’Université de Buenos Aires, spécialisée dans l’étude des relations entre l’art et le chamanisme. Ses études supérieures en épistémologie l’ont amenée à s’intéresser aux processus de changement de paradigme et de transformation de la conscience. Parmi ses livres figurent : Le langage des dieux, l’art, le chamanisme et la vision du monde indigène en Amérique du Sud (2004) ; De l’horloge à la fleur de lotus, crise contemporaine et changement de paradigme (2011) et Dialogues pour la convergence spirituelle : La sagesse des ermites (2022). Depuis 2020, elle fait partie de l’équipe des ateliers Sophia Magazine, où elle dispense des séminaires et des cours en ligne sur les langages symboliques, l’évolution de la conscience et le chamanisme.
Entretien de Carolina CATTANEO avec Ana Llamazares