La crise du Coronavirus : drame ou tragédie ?
Selon Marcel Gauchet (2) « la paix et la prospérité, jointes au court-termisme de la performance économique, ont évacué la dimension stratégique de l’existence politique. L’accroissement des droits individuels et des moyens matériels de chacun est devenu le seul horizon concevable ». Pour Hubert Védrine, « on a la confirmation que l’U.E. (3), le marché unique et la politique de la concurrence ont été conçus pour un monde sans tragédie ». Ce modèle a été conçu par une Europe naïve, incapable de voir les signes annonciateurs des crises qui s’accumulaient. À l’avenir, il faudrait que l’Europe et les Européens deviennent plus pragmatiques.
En traitant de la crise du coronavirus, le sociologue Michel Maffesoli (4) explique que la pandémie ébranle l’idéologie progressiste des sociétés modernes et sa prétention à tout résoudre, avec sa propension à la domination de la nature et au non-respect des lois primordiales. « Le point nodal de l’idéologie progressiste, c’est l’ambition, voire la prétention de tout résoudre, de tout améliorer afin d’aboutir à une société parfaite et à un homme potentiellement immortel (comme le prétendent les transhumanistes). »
Il s’agit là d’une conception du monde « dramatique », « c’est-à-dire, reposant sur la certitude que par l’obtention de nouvelles solutions, on parviendra à un monde parfait ».
Mais, comme l’écrit Jacques Julliard, la crise provoquée par la pandémie nous rappelle à notre condition humaine, avec une nouvelle prise de conscience cruciale de la vulnérabilité et de la mort, ramenant notre société à une conception « tragique » et non plus dramatique de l’existence.
Notre société a vu s’opérer à un basculement de sa représentation de la vie résolument optimiste où tout allait s’arranger. Nous commençons à comprendre que la vie est ce qu’elle est et qu’il y a peut-être des choses pour lesquelles il n’y aura pas de solution ou du moins, pas les solutions que l’on souhaiterait.
La vision tragique de l’existence propose, non pas de chercher à dominer la nature mais de s’y accorder.
« La mort pandémique est le symbole de la fin de l’optimisme propre au progressisme moderne. On peut le considérer comme une expression du pressentiment, quelque peu spirituel, que la fin d’une civilisation peut être une délivrance et, en son sens fort, l’indice d’une renaissance. » (5)
Intégrer la mort à la vie fut la révolution anthropologique par excellence qui a permis l’humanisation de notre espèce. L’art et les rituels funéraires pour se représenter l’absence ont transformé la condition humaine en faisant appel à l’imagination.
Cet apprivoisement de la mort au cœur de nos consciences nous permet de vivre les morts de tous les jours : mourir à l’ignorance, à l’illusion, à l’attachement, etc. nous rend meilleurs.
Aujourd’hui, on utilise les mots « dramatique » et « tragique » sans tenir compte de leur véritable sens.
En fait, les Grecs, ces grands inventeurs du théâtre occidental, avaient divisé les œuvres en trois genres, nous explique le professeur Jorge Livraga (6) : la tragédie, le drame et la comédie.
« La tragédie est l’œuvre théâtrale dans laquelle le Destin et les Dieux règnent sur les actions des hommes et les dirigent . Ces derniers sont soumis à une loi : Diké (que les Hindous nomment karma) selon laquelle toute action engendre des réactions équivalentes suivant une mécanique morale inexorable. Les actions des hommes suivent les voies que la Nature leur a tracées et l’usage immodéré de la liberté conduit au péché d’excès (hybris) d’un côté ou de l’autre. »
Pour le philosophe Aristote, la tragédie est ce qui purifie les esprits d’une passion, à travers la terreur et la compassion. Il s’agit de résoudre la lutte entre les passions humaines et les lois universelles éternelles pour gagner sa dignité morale.
Selon Jorge Livraga, « le drame se distingue par le fait qu’il représente les vicissitudes humaines mêlées à celles des Dieux et au Destin. Cependant, les protagonistes ne sont pas confrontés à des situations limites ni profondément en prise avec les lois de la nature […]. Dans ce cas, la douleur et l’effort sont les formes de rédemption les plus faciles. Pour les commentateurs grecs et romains de l’époque classique, c’est le stade commun à l’Humanité civilisée. » Ainsi, la modernité était-elle déjà présente dans l’Antiquité pour une bonne partie des humains.
« La comédie, enfin, était la forme la plus superficielle où l’aspect ludique de la vie ne se trouve ni purifié ni inquiété par la philosophie. Les hommes naissent, vivent et meurent de façon banale […]. Le Destin les guide mais sans se manifester car leurs actions sont puériles. »
La tragédie met l’individu à l’épreuve en l’obligeant à se transcender, à faire émerger sa nature héroïque, à libérer de nouvelles potentialités pour se transmuter et devenir meilleur.
Le drame le confronte à des difficultés dans un cadre relativement connu et protégé (comme l’Europe de la paix dont parle Védrine). Celles-ci permettent une meilleure qualification sans développement de nouveaux états de conscience ni de moyens autres.
La comédie ne confronte pas à des épreuves ou à des difficultés. Elle propose un divertissement ou une distraction pour décharger les tensions et continuer à vivre dans la banalité, sans s’interroger sur le sens de l’existence.
La pandémie nous oblige à assumer la profondeur de la condition humaine, à dépasser l’homme-enfant insouciant et l’adulte dominateur, avec ses vélléités de toute puissance, pour redevenir humble, héroïque et accomplir notre véritable destinée.
Antoine de Saint-Éxupéry écrivait : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. »