La philosophie, un art de vivre
Comment vivre dans un monde volatile, incertain, complexe et ambigu (VICA) (1) ? La question du sens se pose. Une question à laquelle des philosophes contemporains ont tenté de répondre dans un ouvrage collectif, en (ré)introduisant la philosophie comme un art de vivre atemporel à décliner sous différents aspects : philosophie pratique, exercices spirituels, transformation de soi, spiritualité, vie morale, vertu.
Avec la multiplication des crises et la confusion qui les accompagne, la question du sens se pose pour nombre de nos contemporains. Jusque-là, le paradigme dominant nous servait ses évidences dont il n’était pas raisonnable de douter. Nous avons souscrit aux choix qui nous étaient imposés. La science est devenue l’unique et indiscutable source de vérités. Les questions qui lui résistaient n’avaient pas lieu de se poser. Or, aujourd’hui, les évidences n’en sont plus. La visibilité est réduite à l’extrême.
La question du sens de la vie se pose donc désormais. Et, par voie de conséquence, celle d’un mode de vie orienté par ce sens nouveau, d’un choix de vie déterminé par d’autres priorités, plus authentiques, plus justes.
Comme par enchantement, la philosophie comme mode de vivre fait son retour par la petite porte, à un moment où nous en avons le plus besoin, pour répondre à cette question du sens et aller vers plus de sagesse ou seulement un peu moins de folie, comme le disait Pierre Hadot.
En effet, la philosophie naturelle est, à l’origine, philo-sophia, l’amour de la sagesse. En se réduisant à une simple spéculation intellectuelle, elle a perdu sa raison d’être première, celle de guider notre réflexion pour qu’à son tour celle-ci guide nos pas.
L’idée de l’ouvrage récemment paru, La philosophie, un art de vivre (2) était donc de préciser ce que signifient les termes de philosophie pratique, de vie philosophique, d’exercices spirituels, de transformation de soi, de spiritualité, de vie morale, de vertu… Afin que soit rendue plus accessible, pour ne pas dire plus facile, une mise en application des idées et des sentiments les plus élevés.
Les auteurs que nous avons choisis ne nous caressent pas dans le sens du poil. Ils ne donnent pas dans le psychologiquement ou spirituellement correct. Ils osent parler vrai. Ce sont des philosophes pragmatiques. Et la jeunesse a besoin de modèles qui démontrent un véritable exercice de la sagesse pratique. Elle a besoin de « maîtres », plus seulement de professeurs ou de gourous…
Entre la pensée et l’action, la vie morale
Jacqueline Kelen, par exemple, nous parle de la voie de l’homme noble. Elle ose : « La vie morale est le socle sur lequel se bâtit une existence humaine, garantit une dignité et même une sagesse ».
Elle nous rappelle que « la connaissance, la réflexion, la compréhension doivent s’incarner dans le corps tout entier, dans les gestes, la démarche et la voix tel un art de vivre et même de respirer. Une manière d’être au monde et de faire de sa vie une œuvre d’art ».
Et cette vie morale consiste dans l’exercice des vertus, dont les principales sont la force, la prudence, la tempérance et justice dont Jacqueline nous offre de magistrales définitions et tout l’intérêt de les pratiquer puisqu’elles « arrachent l’homme à tous les déterminismes, à tous les conditionnements, et l’élèvent au-dessus du biologique, des besoins élémentaires et des satisfactions immédiates. Elles révèlent ainsi la liberté et la grandeur dont un être humain est porteur ».
Philosophie antique et exercices spirituels
Laura Winckler et Fernand Figares eux aussi nous invitent à retourner à l’essentiel, à découvrir le génie des stoïciens. Leur philosophie est un véritable guide pratique de la vie bonne et les auteurs nous prennent par la main pour nous aider à comprendre et à nous inspirer des pratiques de vie, source de sérénité, de maîtrise de soi et de notre destin.
Comme eux, Maël Goarzin milite en faveur d’un stoïcisme contemporain, qui consisterait à « retrouver l’art d’ajuster notre manière de vivre à notre manière de penser ». Avec les stoïciens, Maël nous rappelle que le bonheur ne dépend que de nous, du genre de vie que nous décidons de mener. Mais lui aussi ose nous dire que « le choix de vie philosophique a un prix, celui du renoncement à certains désirs (richesses, pouvoir, éloges) » pour d’autres, plus conformes à nos aspirations supérieures.
Vivre notre spiritualité
En effet, ce choix d’une vie philosophique nous coûte. « Notre société nous a éduqués à la facilité, au confort, à l’immédiateté, et l’adversité est vue comme quelque chose d’impensable dans notre monde actuel ». Fernand Schwarz, de son côté, nous éclaire magistralement en osant lui aussi pointer le doigt sur cet étrange paradoxe qui consiste à savoir parfaitement que nous devons changer un certain nombre de comportements, mais que malgré les prises de conscience, nous n’y parvenons pas. Comment sortir de cette négligence qui nous empêche de vivre pleinement ?
En faisant appel à nos ressources internes et en mettant en œuvre une autre discipline de vie fondée sur la prééminence de l’esprit et le développement de la vie intérieure à travers les trois clés pratiques de la vie spirituelle que sont le silence, le vide et l’immobilité.
La véritable connaissance est une expérience
Laurence Bouchet est une autre de ces Socrate des temps modernes. Elle nous invite à apprendre à penser par l’exercice du dialogue socratique. À bord de sa philomobile, elle s’approche, par exemple, des groupes de jeunes de banlieues difficiles pour les questionner, les confronter, éveiller en eux l’usage de la réflexion, du discernement, afin qu’ils découvrent par eux-mêmes des alternatives à la violence ou au découragement.
Elle se met en danger et témoigne de sa transformation intérieure par l’exercice du courage, de la prudence et de la tempérance… Elle a choisi son mode de vie. Elle ne le subit pas. Elle a gagné sa liberté par l’exercice des vertus et de l’imagination.
L’imagination comme exercice spirituel
L’imagination, c’est le sujet de Xavier Pavie. « L’imagination a toujours été un point de départ à toutes sortes d’activités intellectuelles ou manuelles permettant de faire fructifier la créativité, la découverte et l’ingéniosité dans le domaine des sciences et des arts ».
L’auteur suggère de faire de l’imagination un exercice spirituel. En effet, il nous sensibilise à sa puissance. S’imaginer être et agir autrement, s’imaginer meilleur, est un exercice essentiel pour évoluer.
Mais « l’imagination est aussi la première pierre de nouveaux mondes, de mondes à venir, si tant est que nous utilisions notre capacité d’imagination en ce sens, ce qui demande travail, exercice, effort et entraînement. »
Changer de paradigme
C’est le cœur de la pensée et de l’action de Michel Maxime Egger. Conscient que « l’humanité est à un carrefour de son histoire», il nous explique que « le bouleversement systémique actuel ne questionne pas seulement ce que nous faisons et nos comportements, mais aussi ce que nous sommes. » Un changement de paradigme signifie changer la conception que nous nous faisons du monde, de nous-mêmes et de notre rapport à la nature comme à l’univers.
Le changement de cap vers des sociétés post-croissance et post consumérisme – fondées sur des liens plutôt que des biens, la convivialité plutôt que la consommation – exige une approche holistique et une pensée complexe, nous dit-il. Premièrement, la création d’un imaginaire porteur d’une nouvelle vision du monde, d’un autre système de valeurs et d’horizons désirables. Deuxièmement, la promotion d’une éducation citoyenne permettant de résister aux « intoxications de civilisation ».
La philosophie pour faire de sa vie une œuvre d’art
Enfin, Bertrand Vergely nous offre une définition de la philosophie qui ressemble à la palette du peintre pour faire de la vie une véritable œuvre d’art. Lui aussi ne mâche pas ses mots. Il malmène les préjugés et les idées reçues avec une simplicité et une clarté déconcertantes.
Pour lui, la pensée issue de l’esprit doit être le moteur de la vie et non les passions déguisées en pensées.
« La philosophie réside dans la vie avec la pensée, nous dit-il, on n’invente pas l’idée de Dieu. On n’invente pas l’infini, la perfection, l’idéal, l’être. » « La liberté, oui, mais pas la folie de la liberté, pas la liberté sans esprit. »
Il nous remet les pendules à l’heure lorsqu’il pose la question de ce qui est réel : « Il y a des idées qui sont la réalité, Dieu, l’infini, la perfection. L’idéal. Quand on le comprend, on se met à vivre philosophiquement. »
Un cours de philosophie, pour Bertrand Vergely, « se doit d’être un vrai cours d’Etre ». Autrement dit il devrait nous amener à une transformation intérieure radicale qui se traduirait par une certaine manière de vivre, « une manière de vivre à partir du sens de la communion cosmique ». « On penserait vraiment. On agirait vraiment. On vivrait vraiment. »
Et de conclure: « La philosophie est la plus grande aventure qui soit ».
(1) VICA : Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu. Terme inventé Warren Bennis et Burt Nanus en 1987 et repris par l’armée américaine et ensuite par les entreprises. Il remplace des approches stratégiques lourdes par des approches plus fines. Celles-ci prennent en compte l’environnement pour prendre de meilleures décisions, planifier, gérer les risques, favoriser le changement et résoudre les problèmes.
(2) La philosophie, un art de vivre
Ouvrage collectif sous la direction de Jean-François Buisson
Éditions Cabédita, 2021, 144 pages, 17 €
par Jean-François BUISSON