La « Pietà » de Michel-Ange
La Pietà est un thème artistique de la « Vierge Marie douloureuse » (Mater dolorosa), tenant sur ses genoux le corps du Christ descendu de la Croix, avant sa mise au tombeau, sa résurrection et son acension. Michel-Ange (1475-1564) en a fait une sculpture, qui trop connue et pourtant mal connue est peut-être la plus grande œuvre de l’art occidental.
Même enfermée derrière un mur de verre, tenue à une distance respectable du visiteur, la rencontre avec la Pietà de Michel-Ange reste une expérience de communion majeure avec la puissance de l’amour maternel dans ce qu’il a de plus universel. Les visiteurs de la basilique Saint-Pierre de Rome où l’on peut l’admirer ne s’y trompent pas et l’auteur a souvent personnellement constaté cette émotion intense dans leurs yeux, qu’ils soient de culture chrétienne, occidentale ou autre.
Une œuvre singulière
Esprit tourmenté s’il en fut, Michel-Ange a souvent traduit les tensions vives et parfois désespérées qui naissent lorsque le spirituel rencontre le temporel, mais il traduit ici exceptionnellement le moment rare et glorieux de l’apaisement de ces tensions. Cela donne une œuvre singulière qui conserve toute la puissance habituelle de ses œuvres mais y ajoute la grâce atemporelle d’un Raphaël et le mystère subtil d’un Léonard de Vinci.
C’est une œuvre de jeunesse de l’artiste alors âgé de vingt-cinq ans car elle date des années 1498-1500 comme le David ; elle est la seule qu’il signa (1).
Un des plus grands paradoxes de l’art occidental
La Pietà en tant qu’archétype d’une des formes de l’amour, transcende les clivages de civilisation en s’exprimant dans le langage universel de l’âme humaine. Même s’il est en partie vain de vouloir comprendre ce que seules les ailes du génie humain peuvent nous permettre d’atteindre, nous allons essayer d’en expliquer le symbolisme.
Ce qui apparaît le plus nettement est que sous des dehors simples, voire anodins la Pietà est un des plus grands paradoxes de l’art occidental.
Quoi de plus caractéristique, en effet, de la culture religieuse occidentale, qu’une représentation de la vierge avec son fils, mais de ce « lieu commun » religieux, le génie de l’artiste en a fait un «commun lieu» spirituel où se retrouvent toutes les sensibilités humaines.
La Pietà ou Vierge de piété, représente la Vierge Marie recueillant le corps de Jésus après la crucifixion. Ce n’est pas un type courant dans l’art italien qui lui a préféré le thème de la vierge en majesté ou maesta, qui trône avec le Christ-Roi encore enfant. Elle se rattache plutôt à la tradition iconographique médiévale française plus doloriste. Ceci s’explique par le fait que cette œuvre fut à l’origine, commandée au nom de la France et pour la chapelle Sainte Pétronille (2) des rois de France à Saint-Pierre de Rome, par son ambassadeur le cardinal Jean Bilhères de Lagraulas, pour réaliser ce qui devait être « la plus belle œuvre de marbre qu’on puisse voir à Rome, et qu’aucun maître ne ferait mieux ».
Des inventions surprenantes
Pourtant il suffit de comparer avec d’autres Pietà comme la plus caractéristique, la Pietà d’Avignon d’Enguerrand Quarton (au Louvre) pour comprendre le monde qui les sépare.
Fuyant un réalisme qui exploiterait un effet simplement poignant lié au caractère dramatique de la scène, il construit une ode à l’amour divin, d’où des inventions surprenantes.
La structure générale de l’œuvre est celle d’une pyramide. La Vierge s’y inscrit en entier, arborant au sommet, une tête d’un personnage juvénile et lumineux et vers la base, un corps à l’assise et aux hanches surdéveloppées. Elle reçoit dans son giron le corps d’un homme de trente ans comme s’il s’agissait d’un simple nourrisson. Cette tête éternellement jeune et belle qui échappe au temps et à l’histoire, transcende la douleur maternelle, c’est le visage d’un amour au-delà des mots et des émotions, inaltérable et infini.
L’accès au regard spirituel
Certains à l’époque et d’autres actuellement ont parfois considéré ces originalités comme de petites imperfections. Elles sont paradoxalement la marque du génie visionnaire de l’artiste qui comme dans les lois de l’optique pour les Grecs, déforme légèrement la réaliste sensible pour nous faciliter l’accès au regard spirituel : exercice périlleux qui n’est pas plastique mais uniquement mental. C’est un degré de liberté par rapport à la nature, la licence artistique maîtrisée qui permet de soulever un peu le voile du mystère.
Michel-Ange s’expliquera d’ailleurs de ce choix à son disciple Condivi :
« Ne sais-tu pas, que les femmes chastes se conservent beaucoup plus fraîches que celles qui ne sont pas chastes ? Combien plus par conséquent une vierge, dans laquelle jamais n’a pris place le moindre désir immodeste qui ait troublé son corps. […] Ne t’étonne donc pas, si, pour de telles raisons, j’ai représenté la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu, beaucoup plus jeune que son âge la réclame, et si j’ai laissé son âge au fils. »
La direction terrestre d’un amour divin
Avec un sourire et un port de tête légèrement penché, elle nous indique la direction terrestre de cet amour divin, sa traduction tellurique à travers la puissance quasi chtonienne de son corps, souligné par le vêtement de la Vierge qui en fait presque un roc, une montagne ! Ceci est renforcé par le socle de la statue qui est lui-même un rocher.
La puissance terrestre de l’amour maternel et la grâce de l’amour spirituel se fondent dans une unité lumineuse et résolvent ici sans explication superflue le grand paradoxe de la vie et de la mort.
Le Christ abandonné à l’amour
Le Christ n’est pas ici un cadavre mais un corps d’un bel homme dans sa plénitude physique et spirituelle, simplement endormi, abandonné à l’amour comme le souligne sa structuration sinusoïde et son bras relâché. Il est confiant comme un enfant, beau comme un jeune homme, digne comme un homme. Il communie dans le dialogue le plus puissant, celui du silence dans le monde des rêves avec sa mère archétypale.
Les bras de Marie forment à la fois le geste de recueillir son fils avec le bras qui soutient et celui d’offrir avec sa main tendue. Offrande qui cinq cents ans plus tard nous fascine encore.
Témoins improbables de tant de beauté, nous quittons pour quelques instants d’éternité nos simples limitations humaines, puis le temps ordinaire reprends ses droits et nous nous glissons doucement dans la cohue humaine, peut-être un tout petit peu différent, voire meilleur …
(1) MICHAL.AGELUS BONAROTUS FLORENT FACIEBAT, inscription située sur le bandeau de la Vierge et monogramme « M » dans la main de la Vierge
(2) Pétronille, fille aînée de saint Pierre était considérée comme patronne de la France, fille aînée de l’Église
par Jean-Marc BACHÉ
Article paru dans la revue Acropolis N° 204 (mai-août 2008)
Lire dans le journal Le Figaro
https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/la-pieta-de-michel-ange-comme-vous-ne-l-avez-jamais-vue-20201128