La résilience, l’art de rebondir
Dans la Nature comme chez l’homme, il existe une capacité à rebondir après des catastrophes, des chocs et des traumatismes ; ce phénomène est appelé la résilience. Mais est-elle innée ou résulte-t-elle d’un apprentissage et d’une réflexion philosophique ?
La Nature évolue selon des lois qui l’amènent inéluctablement à une tension critique au sein même de son équilibre initial). L’état d’équilibre s’effondre alors, entraînant des phénomènes brutaux, durables et intenses : des catastrophes (1). La rupture est inévitable. Elle n’aboutit pas à la mort mais plutôt à un bouleversement, à un changement qui permet de rebondir et d’atteindre un nouvel équilibre. Le bouillonnement de la vie est si puissant qu’après une catastrophe, le système se remet à fonctionner mais sous une autre forme.
C’est cela, la cata-strophe : après la cata (du grec : désagrégation) vient la strophe (en grec : unité ordonnée).
La catastrophe, une règle d’évolution
Il semble même que la catastrophe soit une règle d’évolution. A la fin du permien (2), il y a 250 millions d’années, 90% des espèces marines ont disparu en un éclair de 200 000 ans. Puis la vie a rebondi. Cette césure s’est reproduite cinq fois dans l’Histoire au point que certains biologistes évoquent une résilience naturelle.
Mais pour les hommes, la résilience obéit à de nouveaux moyens. Elle se réalise si plusieurs conditions sont remplies et trois facteurs apparaissent alors essentiels : la structure de soutien créant un cadre favorable, la possibilité de se représenter l’évènement traumatisant grâce au récit et enfin la recherche d’un sens permettant l’évolution de l’individu.
L’art de rebondir
Qu’est-ce que la résilience ? À l’origine, la résilience est un terme de physique expliquant la résistance des matériaux aux chocs. En psychologie, Boris Cyrulnik (3) a développé le concept de résilience à partir de l’observation des survivants des camps de concentration ou de personnes ayant vécu des traumatismes importants. La résilience est la capacité de se relever suite à un traumatisme ou «l’art de naviguer dans les torrents» (4).
Quelle que soit la culture, les troubles traumatiques sont assez semblables. Un blessé devient fréquemment anxieux, irritable. Il revoit les images d’horreur, le moindre événement lui rappelle le traumatisme et fait revenir la souffrance. Pourtant, chaque culture, dans l’après coup, donne les possibilités d’expression de la blessure qui permettent un remaniement résilient ou l’en empêchent. Par exemple, au Rwanda, il est indécent de se plaindre ou de pleurer mais le soir à la veillée, les personnes ayant vécu des évènements traumatiques peuvent évoquer ce qui s’est passé et raconter comment elles ont réagi, en utilisant un conte, car elles sont assurées que personne ne jugera leur récit d’horreur et qu’elles seront respectées. Par cette rhétorique pudique, elles seront acceptées avec leur blessure.
Pour qu’il y ait résilience, plusieurs facteurs peuvent être utiles : la solidarité, l’action volontaire, le récit, le recours au mythe et l’humour.
La solidarité et l’action volontaire
Face à un traumatisme, l’environnement affectif est important. Il provoque soit la confiance active, soit la résignation face aux épreuves. L’effet des traumatismes diffère selon les réactions familiales, les institutions et les mythes. Plus la réaction sociale est désorganisée, plus les troubles sont importants. Ceux qui ont la possibilité intérieure et extérieure de s’exercer aux réactions résilientes souffrent moins du traumatisme que ceux qui ont été laissés sur place ou évacués sans soutien.
L’exemple le plus flagrant réside dans le tremblement de terre. Quand les secours arrivent, on constate souvent que la souffrance morale et parfois même physique n’apparaît pas tout de suite. Il y a un délai pour se faire une représentation de la catastrophe ; il faut une mémoire pour mettre dans le monde psychique une image d’horreur, un bruit assourdissant, qui n’ont pu être pensés. Alors, seulement, les blessés commencent à souffrir mais cette fois-ci, c’est la représentation de ce qui s’est passé qui leur fait mal. Ce passage est incontournable pour vivre la résilience. Ceux qui mettent longtemps à se remettre du traumatisme ou ne s’en remettent jamais sont ceux qui ont été abandonnés par le groupe ou qui n’ont pas reçu de soutien.
Un autre facteur de résilience est à signaler : l’action volontaire. En 1980, la ville de Naples en Italie, a subi des tremblements de terre successifs. Le groupe qui a éprouvé le moins de syndromes psycho-traumatiques était composé d’hommes qui non seulement avaient été entourés sur place mais qui en outre avaient été engagés dans des actions de secours. L’action volontaire donne la force d’affronter.
Le récit, entreprise de libération
Le récit permet de raconter le traumatisme, de s’en faire une représentation, d’exprimer le ressenti et les émotions, sinon c’est le refoulement et le déni. L’invitation à la parole ou la contrainte au silence, le soutien affectif ou le mépris, l’aide sociale ou l’abandon chargent la même blessure d’une signification différente selon la manière dont les cultures structurent les récits, faisant ainsi passer un même évènement de la honte à la fierté, de l’ombre à la lumière.
Tout récit est un plaidoyer, une légitime défense, une entreprise de libération : «Depuis que je cherche à comprendre, un peu de vie revient en moi.» (5)
Un récit n’est pas le retour du passé. C’est une réconciliation avec son histoire. La fabrication d’un récit de soi remplit le vide des origines qui troublait notre identité. Pour raconter ce qui nous est arrivé, nous avons besoin d’un temps de latence, d’un délai pour nous retourner vers ce qui s’est passé afin de nous en faire une représentation, une sorte de film intime où nous revoyons comment nos rencontres nous ont aidés ou perturbés. Ce cinéma de soi met en scène le soutien affectif et social qui a imprégné au fond de nous un sentiment de victoire ou d’amertume. Il pourra être utile d’analyser sa personnalité et celle de l’agresseur afin de comprendre ce qui s’est mis en place dans la relation et comment dépasser le traumatisme.
Le récit permet de prendre de la distance émotionnelle.
Se relier au mythe ou au conte
Se relier au mythe ou au conte permet de se représenter l’évènement comme un parcours d’épreuves, de s’identifier au héros et d’intégrer naturellement les mécanismes de la résilience. Un exemple en est le Chat Botté : il transmet une puissance de transformation. Comment devenir prince en partant de rien ! L’évènement traumatisant devient un récit héroïque et le blessé peut ainsi récupérer des forces en s’identifiant au héros. Les mythes et les contes nous sauvent du chaos car ils transmettent les mécanismes intérieurs d’évolution.
Un peu plus de légèreté
L’humour peut être protecteur. Raconter un traumatisme avec humour engendre un décalage, un changement inattendu de représentation avec effet de poésie et non de caricature. Il permet au blessé de mettre un peu de légèreté dans le poids de son existence. C’est le sens du film Les Intouchables, sorti en novembre 2011. Sur un fond d’histoire vraie, Philippe Pozzo di Borgo (6), tétraplégique depuis 1993 raconte sa relation avec Abdel Yasmin Sellou, son aide à domicile. L’auteur a recommandé de traiter son histoire sous l’angle de la comédie : «Si vous faites ce film, il faut que ce soit drôle. Cette histoire doit passer par le prisme de l’humour. Si je n’avais pas rencontré Abdel, je serais mort». Pour sa part, enchanté du film, il a dit : «Les deux réalisateurs ont un humour terrible. Dans notre état, on aime les gens qui rigolent, pas le misérabilisme […]. Même le titre du film, Les Intouchables, est le bon. À cause de la lettre S. C’est l’histoire de deux intouchables, paria chacun dans son genre, qui, pris séparément, sont infréquentables et une fois ensemble, sont indestructibles». Quel exemple !
Une société qui perd le sourire devient malade de ses crises.
La recherche de sens
La recherche du sens de la catastrophe permet de sortir du chaos. Nous sommes alors reliés au sens qui nous protège et nous rend créatifs. C’est une maturation de l’expérience qui change le goût de la Vie.
Suite à une catastrophe naturelle ou un traumatisme social, deux possibilités se présentent : se laisser mourir, ou se débattre pour affronter la nouvelle réalité. La contrainte d’expliquer, la rage de comprendre, peuvent créer une préoccupation constante où le sujet blessé consacre son énergie à organiser sa nouvelle existence pour lutter contre la blessure et apprendre à vivre autrement. Utiliser le souvenir d’une blessure pour en faire une démarche dynamique situe le travail psychologique bien au-delà de l’affrontement avec le traumatisme et les facteurs d’adaptation. Le blessé reprend en main ce qui lui est arrivé pour en faire un nouveau projet d’existence parfois même dans un contexte inverse. Le traumatisme fracasse et la résilience permet de se remettre à vivre, en associant à la souffrance le plaisir d’en triompher.
Il existe des obstacles qui empêchent toute résilience : le bouc-émissaire, le totalitarisme et le terrorisme.
Trouver un bouc-émissaire
Dans une situation de catastrophe, qu’elle soit naturelle ou humaine, le moyen le plus efficace de préserver son estime de soi est de trouver dans son entourage un bouc-émissaire, celui par qui le malheur arrive. Ce moyen de défense le plus archaïque empêche la résilience car elle favorise la formation de clans qui préparent la guerre. Par exemple, en 2001, lors des inondations causées par la Somme, une rumeur affirmait que c’était le gouvernement qui avait détourné les eaux de la Seine pour protéger les Parisiens. Le premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, fut stupéfait. Il ne pouvait pas comprendre que les malheureux se sentaient mieux depuis qu’ils avaient trouvé une raison au non-sens. Ils se regroupaient pour accumuler les arguments qui renforçaient la rumeur. Ils parvenaient ainsi à construire un semblant d’identité de groupe, victime des inondations. Plus tard, ils ont découvert que cette protection était un repli sur soi qui les avait coupés de la société (7). La désignation d’un coupable porte en elle-même la solution thérapeutique.
Un autre phénomène est les groupes d’auto-défense qui ont besoin d’interpréter, parfois de façon paranoïaque, avec égarement et dans la détresse, le sens des catastrophes : «Quelqu’un nous persécute… on nous cache le nombre réel de morts…». Cela apporte un énorme bénéfice immédiat, très protecteur mais certainement pas résilient puisqu’il prépare d’autres traumatismes. En 1348, avec la peste noire (8), due à la multiplication des rats, les Juifs, les Gitans et les cagots (9) furent suspectés par la population d’empoisonner les fruits et persécutés. Ce raisonnement était délirant puisque la représentation n’était pas conforme au réel mais la violence prenait sens et la haine donnait aux malheureux le plaisir d’être unis dans l’épreuve. Les groupes qui se protègent ainsi ne se sentent pas coupables de la violence qu’ils infligent aux autres. Au contraire, ils sont fiers d’avoir gagné, ils s’amusent de la peur qu’ils ont inspirée, avec un raisonnement implacable.
La violence persécutrice est fondatrice d’un groupe. La haine du persécuteur cimente les persécutés et légitime leur contre-violence défensive. Le groupe adverse réagit pareillement, ce qui enclenche un processus de complicité des extrêmes où chacun renforce les survivants de l’autre groupe en cherchant à les détruire. On peut appeler ce phénomène «résistance» mais pas résilience.
Le totalitarisme et le terrorisme
Un autre obstacle est le totalitarisme. La philosophe Hannah Arendt (1906-1975) (10) a analysé le phénomène du totalitarisme. Elle a défini le concept de masses, pierre angulaire du totalitarisme. Les masses apparaissent avec la Révolution industrielle. Elles sont le fruit de l’automatisation de la société et du déclin des systèmes de partis et des classes. L’homme de masse est un individu isolé qui fait l’expérience de la «désolation», c’est-à-dire du déracinement social et culturel. Il trouve dans le totalitarisme une cohérence, un sens dont est dépourvue la réalité à laquelle il est confronté. Il s’identifie totalement au chef. Tel un prophète, et placé au centre, le chef du mouvement totalitaire révèle la vérité dont serait porteur l’avenir. Il doit son pouvoir à son habileté à manipuler les masses aussi bien qu’à pratiquer les luttes internes du mouvement. Il garde le pouvoir en détruisant l’unité d’un peuple par un endoctrinement qui paraît cohérent mais qui est en réalité fondé sur une idée fausse. Une fois les masses organisées, le mouvement totalitaire se développe. La propagande occupe alors une place prépondérante. Elle «n’est qu’un des instruments, peut-être le plus important, dont se sert le totalitarisme contre le monde non totalitaire». Toute la propagande s’articule autour d’une réalité fictive et se caractérise par son côté prophétique. En revanche, dès que le mouvement totalitaire a le contrôle des masses, la propagande est remplacée par l’endoctrinement. La violence se développe et permet le maintien au pouvoir d’une force de domination par la destruction. L’autre est réduit à l’idée qu’on s’en fait et non pas à l’expérience qu’on pourrait en avoir. L’isolement provoque la perte de liens humains et chacun voit dans l’autre un ennemi. On est encore résistant quand on tue ceux qui veulent notre mort, (sécurité contre l’agresseur) mais on évolue vers le terrorisme quand on tue un innocent afin de soumettre ses proches à ses intentions politiques. Le réel est effacé car il y a perte de la dimension humaine. Ceci explique la cascade terroriste. Le chef demande de mourir pour la victoire et pour une cause et les partisans acceptent. Un sens est donné au groupe, momentanément revalorisé par la mort du «héros». N’ayant pas besoin de l’acception sociale, le terroriste répond à ses seules représentations sans tenir compte de l’effet que son geste provoque chez les autres.
La philosophie pour comprendre le sens de l’épreuve
La philosophie antique transmet une compréhension des mécanismes humains face à la crise et des moyens pour faire face. Ainsi le bouddhisme nous transmet l’idée que la «souffrance est véhicule de conscience». Il ne s’agit pas de rechercher la souffrance mais de l’accepter comme une loi de l’existence et l’expression d’un manque. L’interrogation philosophique permet d’observer la crise, de l’accepter comme un signal d’alerte et d’en comprendre le sens. La quête de vérité est une recherche d’authenticité : voir l’ombre mais aussi la lumière. Le blessé reprend en main ce qui lui est arrivé pour en faire un nouveau projet d’existence parfois même dans un contexte inverse.
La Baghavad Gîtâ, en Inde, explique que l’homme doit conduire un combat intérieur et Gandhi s’en est inspiré dans son action politique. La voie de la non-violence consiste à ne pas mépriser les agresseurs mais à pratiquer une discipline de vie permettant d’être acteur d’une relation constructrice et ainsi éveiller un supplément d’âme chez l’autre, et l’ennemi peut même changer de point de vue, constatant l’intelligence et la force d’amour de l’agressé.
«La vraie force n’est pas d’origine physique mais elle vient d’une volonté indomptable… La non-violence est la loi de notre espèce…» (11).
Socrate transmet la dialectique, méthode qui consiste à se purifier des préjugés, idées toutes faites et chercher en soi la solution.
Toutes ces voies philosophiques transmettent une méthode pratique de réflexion et d’action. Elles conduisent au discernement et permettent ainsi de se conduire en homme digne et de ne pas se laisser posséder par des idées séduisantes mais trompeuses. La résilience est ainsi l’expression d’un pouvoir intérieur.