Le fleuve sauvage d’Élia Kazan
«Le Fleuve sauvage» («Wild river»), écrit d’après des souvenirs de jeunesse d’Élia Kazan, raconte l’histoire d’une tentative de sortir de l’Amérique de la crise et d’abolir les différences criantes entre le Nord et le Sud et la résistance contre le progrès. Par-dessus tout, il révèle un amour très fort entre deux êtres, qu’apparemment tout sépare.
Élia Kazan (1) est considéré comme l’un des plus grands metteurs en scène américains, pour avoir réalisé des films qui contribuèrent à faire passer Hollywood de l’être classique à un âge moderne, en donnant corps à un nouveau type d’acteurs et de sentiments. Il a mis beaucoup de lui-même dans le film Le Fleuve sauvage, qu’il a tenu à produire pour échapper à la main mise des grands studios. Dans celui-ci, il se souvient, jeune homme, de ses engagements politiques en faveur du président Roosevelt et de son New Deal (2), la nouvelle donne, un programme ambitieux de redressement économique du pays par une intervention directe de l’état pour changer la donne capitaliste. La vallée du Tennessee lui était familière à plus d’un titre car il y possédait une maison comme celle de son héroïne et y avait fait des rencontres amicales profondes avec les gens qui vivaient auprès du fleuve et qu’il admirait. L’histoire se passe du côté de Chatanooga. «Je voulais faire, dira Kazan, Une histoire primitive et biblique. Je vivais avec mon passé dans mon présent, je voulais que mon passé soit dans le présent.»
Le combat contre le progrès
Une vieille femme vit sur une île du fleuve Tennessee et ne veut pas se soumettre à la loi du gouvernement. Elle doit partir car la construction d’un barrage va engloutir son île. On lui envoie un représentant de l’État pour la décider à quitter sa maison. Cet homme est un humaniste. Il comprend ce que représente cette île et cette terre pour la vieille femme. Il sympathise avec elle au point d’agir en sa faveur. Puis, avec sa petite fille qui vit auprès d’elle, il va découvrir la vraie dimension de l’amour.
Une part importante du contenu intrinsèque du film se trouve dans cette réplique que fait la vieille femme au représentant de l’État lorsque celui-ci lui dit qu’elle va vivre dans une belle maison avec l’électricité : «Remplacer les âmes des gens par l’électricité c’est ça que vous appelez le progrès !». C’est un combat certes déséquilibré que l’habitante de l’île livre mais sur cette terre elle a vu son mari trimer et ici reposent ses ancêtres. Une colonie d’habitants noirs vit autour d’elle en bonne intelligence. Nous sommes encore à l’époque de la ségrégation dans certains états américains. Le maire de la ville a beaucoup de mal à faire travailler ensemble les habitants blancs et noirs pour les travaux du barrage. Les salaires ne sont pas les mêmes et, lorsque le représentant de l’État veut les embaucher au même prix pour le programme de développement économique de la vallée, il se heurte aux riches employeurs blancs.
Dans les allers et retours de l’homme du gouvernement, Chuck Glover, (Montgomery Clift), se tisse avec Carol (Lee Remick), la petite fille d’Ella Garth, des rapports de plus en plus profonds, pour persuader Ella Garth (Jo Van Fleet) de quitter son île. Carol devient la complice de Glover. Plus encore elle devient la conscience de ce drame par son étonnante lucidité sur ce qui est en train de se jouer. Elle a vu son jeune mari mourir sur cette île. Il est enterré près de celui d’Ella Garth. Elle a eu deux enfants très jeunes et se laisse séduire par un homme sans l’aimer vraiment car elle a peur d’élever seule ses enfants. Quand Glover apparaît dans sa vie, elle découvre en son for intérieur ce qu’est l’amour. Cet homme représente la fin de sa désespérance et l’appel d’autres horizons que ceux qu’elle a connus jusqu’ici. Mais Chuck qui était avant tout chargé de déloger une vieille femme découvre lui aussi d’autres sentiments auxquels il ne s’attendait pas. Il est hésitant jusqu’au moment où la force de l’amour vient à lui dans un bel élan de courage de la femme. Il comprend à travers elle ce que peut être la puissance d’une vraie union.
Des acteurs d’exception
Élia Kazan, avec une sensibilité contenue mais qu’on devine à fleur de peau, narre cette histoire d’une grande poésie en lui apportant une dimension métaphysique voire biblique. Voici un réalisateur qui se disait athée et qui nous fait écouter des âmes qui palpitent pour la suite du monde. Pour arriver à un tel élan, à une telle émotion, il a fait appel à trois acteurs d’exception qui se fondent dans les trois personnages dessinés par le réalisateur avec une justesse sans pareille et servis par un dialogue écrit avec une profonde connaissance de l’humain.
Ces comédiens, Élia Kazan les connaissait bien. Montgomery Clift était un ami dont il savait les travers, grande fragilité psychologique, se détruisant avec l’alcool. La femme d’Élia Kazan, Barbara Loden, qui joue ici la secrétaire de Glover, était dans la vie une sorte de mère pour Montgomery Clift, presque une thérapeute. Le réalisateur utilise à la perfection son empathie dans le film. «Il arrivait, dit Kazan, qu’on ne puisse pas le regarder tellement il souffrait. Il était tellement peu sûr de lui en face des femmes que Lee Remick l’a beaucoup aidé pour le mettre en confiance et c’est pourquoi elle paraît si forte». En même temps Kazan a projeté dans Glover ses propres faiblesses. Il traînait dans sa chair comme un boulet, ses délations remontant au maccarthysme (3). À cette époque, sympathisant du parti communiste et, pour éviter la chasse aux sorcières du sénateur Maccarthy, il avait dénoncé dans une commission disciplinaire du cinéma américain d’autres artistes communistes pour pouvoir continuer à travailler à Hollywood. Ce remord envahit indirectement chacun de ses films.
Les choix pour Le Fleuve Sauvage des deux autres comédiennes, Jo Van Fleet et Lee Remick, est venu tout naturellement car il connaissait bien les deux femmes. Jo Van Fleet fut la mère de James Dean dans A l’Est d’Eden et Lee Remick la majorette de Un Homme dans la Foule tourné juste avant Le Fleuve Sauvage.
De Lee Remick il disait : «C’est une femme forte qui avait beaucoup souffert dans la vie et j’aime les femmes solides, indéfectibles». Cette comédienne a rempli le personnage de Carol de ses propres expériences. Pour jouer ce rôle il fallait un être qui était passé par l’école de la souffrance. Lee Remick y est admirable de bout en bout. On sent bien les étapes de sa transformation par l’amour. Quant à Jo Van Fleet, c’est une tragédienne née qui jouait Shakespeare à Broadway. «Jo, disait Kazan, est une femme forte et une puissance de volonté». Elle donne au rôle de Ella Garth une dimension humaine, un frémissement ressenti dans tout le corps et un vibrato inoubliable. Elle joue avec toutes les parties de son corps et même lorsqu’on la filme de dos, on est attiré par une sorte de magnétisme dans son sillage.
Le Fleuve Sauvage, œuvre un peu oubliée de Kazan aux dépens d’autres grands films plus médiatisés à juste titre comme : Un Tramway Nommé Désir, Sur les Quais, ou À l’Est d’Eden, est un film à découvrir absolument. Il est de tous les temps par les sentiments éternels qui y sont contenus.
Le combat d’Élia Kazan
L’œuvre d’Élia Kazan est un combat contre la politique de son pays d’adoption, les États Unis, contre l’adversité, contre lui-même. Il a laissé une empreinte dans l’Amérique d’après-guerre aussi importante que les films de Stanley Kubrick (4) et ceux de Joseph Léo Mankiewicz (5). Cette œuvre est fortement imprégnée par l’immigration, le krach de 1929, le New Deal, le maccarthysme, les conflits sociaux et politiques. Cette mémoire de l’Amérique interpénètre la mémoire du cinéaste, son enfance en Turquie, la minorité grecque américaine, et ses années de collège.
Sa carrière fut prestigieuse ; dès les années 30 il participa au Groupe Théâtre, la troupe la plus influente de l’époque, puis dans les années 40 il créa l’Actors Studio (6) et avec Lee Strasberg, il forma plusieurs générations d’acteurs, révolutionnant avec sa fameuse «méthode» le jeu au théâtre et au cinéma. Ses mises en scène à Broadway, dont il devint le roi, en dirigeant après guerre La Mort d’un Commis Voyageur et Un Tramway Nommé Désir qu’il adapta au cinéma, son dur apprentissage cinématographique qui le conduisit, après son travail pour Hollywood et la Twentieth Century Fox (7) à devenir progressivement un auteur à part entière, gagnant à la force du poignet son indépendance et son style depuis Viva Zapata jusqu’à ses oeuvres autobiographiques, firent de lui un des metteurs en scène les plus doués de sa génération. À l’âge de 60 ans il devint romancier avec L’Arrangement qu’il mit en scène pour le cinéma et Les Assassins, ouvrage sur la «contre culture» ayant comme décor l’État du Nouveau-Mexique. Il collabora avec les plus grands auteurs, Arthur Miller, Tennessee Williams, William Inge ; les plus grands producteurs, Daryl Zannuck, Louis B. Mayer ; les plus grands acteurs, Marlon Brando,Vivien Leigh, James Dean…
Chacune de ses œuvres est un engagement total «contre culture» «comme quelqu’un, dit-il, qui veut survivre et à tout prix».
Élia Kazan a tout connu de la matière filmique, des éclairages en passant par les décors, les costumes, les acteurs, la production. «L’Art, a-t-il dit, c’est la marque puissante et bouleversante qu’imprime sur son oeuvre un visionnaire hanté. Je crois que toute expression artistique est en fait celle d’un seul fou».
Une nouvelle génération d’acteurs
Élia Kazan restera comme l’un des plus grands directeurs d’acteurs de l’histoire du cinéma. L’Actors studio est né en 1947 sous son impulsion car il sentait la nécessité de former une nouvelle génération d’acteurs. «Je pris, dit-il, les exercices fondamentaux de la méthode de Stanislavski (8), le développement des sensations, de l’imagination, de la spontanéité, de la force de l’acteur et, plus que tout, la simulation de ses ressources émotionnelles.» Dans cette méthode, l’acteur est dans l’obligation de vivre son personnage intérieurement, puis de donner de son expérience une manifestation extérieure. Il faut souvent plonger dans ses souvenirs affectifs pour trouver des correspondances avec les mouvements commandés par le rôle. Cette analogie rapproche l’acteur du personnage à incarner. L’inspiration ne vient pas d’elle-même, l’acteur doit la provoquer en lui ouvrant le chemin.
Des œuvres prestigieuses
Citons les principaux jalons de son oeuvre filmique : Un Tramway Nommé Désir, avec la révélation de l’acteur Marlon Brando, où il comprit l’importance de laisser une zone d’ombre chez ses personnages, une partie de leur secret comme Dostoïevky l’avait cerné dans ses romans ; suivi de Viva Zapata, l’histoire d’un homme qui prend le pouvoir et qui ensuite ne sait pas comment l’exercer. Il découvre que le pouvoir corrompt et qu’il commence à le corrompre lui-même ; Sur Les Quais, une oeuvre pleine de rage contre l’injustice avec l’empreinte de la mafia sur les quais de New York ; À l’Est d’Eden, un film qui vibre de résonances bibliques ; Baby Doll, qui traduit l’atmosphère moite et délétère du Deep South (9) ; Un Homme dans la Foule, qui décrit l’ascension puis la chute d’un minable qui, grâce à son bagout et son art du racolage devient la célébrité d’une chaîne de télévision ; La Fièvre dans le Sang, un portrait de l’Amérique à la veille du krach de 1929 où rien ne pourra ramener La Splendeur dans l’Herbe d’après le beau poème de Walt Withman ; America, America, une vaste fresque autobiographique qui suit les péripéties d’un jeune Grec d’Anatolie qui veut aller en «terre promise» ; L’Arrangement, un cri prémonitoire pour une société qui s’enfonce dans le néant de son opulence ; Les Visiteurs, un cri terrible sur le retour du Vietnam de soldats devenus des bêtes sauvages ; Élia Kazan dira de ce film que «lorsque un pays accepte de transformer en brutes ses fils et ses frères, il devra payer pour cela» ; Le Dernier nabab, son dernier film où le cinéaste règla quelques comptes avec les grandes pointures de Hollywood.
À l’énoncé de cette oeuvre on s’aperçoit que Elia Kazan a pris le pouls de son temps et laissé à méditer des réflexions essentielles sur une civilisation, la nôtre.