Les bébés, des créateurs et apprenants hors pair
Des chercheurs et professionnels de la toute petite enfance ont mené récemment des réflexions intéressantes sur cette période de la vie assez méconnue, mais qui est en réalité passionnante et peut nous apprendre beaucoup sur nous-mêmes…
La petite enfance est une période à redécouvrir, c’est ce qu’affirment Alison Gopnick (1), spécialiste en psychologie du développement, dans son ouvrage Le Bébé philosophe, et Laurence Rameau (2), formatrice de professionnels de la petite enfance, dans son bref mais très instructif recueil : Pourquoi les bébés jouent.
Le tout petit enfant est très souvent considéré comme un étranger par l’adulte, c’est-à-dire comme un petit être assez incompréhensible. En effet : entrer en contact avec un bébé, c’est aller à la rencontre d’un inconnu, puisque nous avons généralement oublié ce qui se passait dans notre tête à ce moment-là ! Pourtant, il se passe énormément de choses dans la tête d’un petit enfant… Nous pouvons même aller jusqu’à affirmer – cette thèse est aujourd’hui communément admise par les chercheurs en psychologie du développement –, que l’enfance est la période de la vie au cours de laquelle nous apprenons et évoluons le plus et le plus vite. Fait paradoxal ? Pas tant que ça : en naissant, le petit d’homme a tout à apprendre du monde qui l’environne et sur les êtres qui veillent sur lui. Il lui faut pour cela tenter de comprendre et cela suppose le déploiement d’une énergie formidable et l’épanouissement de la conscience.
Mais que se passe-t-il réellement dans la tête d’un bébé qui n’est pas encore en mesure de parler ? Peut-on seulement le savoir, et qu’a-t-on à apprendre de cette découverte ? Alison Gopnick s’est penchée sur la question. Elle affirme, au terme de ses recherches, que les petits enfants ont beaucoup à nous apprendre en ce qui concerne la méthode pour appréhender le monde, et même, ce qui peut sembler encore plus étonnant, au niveau de la concentration…
Des apprenants hors pair
Les bébés adorent apprendre. Ils prêtent attention à tout ce qui est nouveau et inattendu – à tout ce qui est susceptible de leur apprendre quelque chose. Ils sont extrêmement attentifs ; leur champ de conscience est largement ouvert (bien plus que celui des adultes). En réalité, ils sont hyper-concentrés. Le fait qu’ils puissent passer rapidement d’une activité à une autre ne doit pas être jugé comme un manque de concentration – comme l’adulte peut souvent le croire – mais est la conséquence de leur aptitude innée à diriger leur attention vers ce qui est pour eux le plus intéressant, et donc instructif. Ils cherchent de façon naturelle à savoir comment le monde fonctionne. Ainsi, leur aptitude à l’attention générale fait des enfants d’excellents apprenants (l’attention de l’adulte ne redevient intégrale à ce point-là que lors d’expériences marginales, par exemple en voyage, lorsque son cadre de vie change radicalement et lorsque de fait, il tente d’absorber de l’intérieur la texture d’une culture étrangère). La méthode par tâtonnement est la première employée par les enfants. Mais assez vite ils arrivent à déduire ce qui pourrait se passer sans expérimenter concrètement et à construire ce que l’auteur appelle une «carte causale du monde». En parallèle, leur autre mode d’apprentissage est l’imitation. Ils apprennent des choses qui concernent non seulement le monde physique mais aussi le monde psychique, à savoir le mode de fonctionnement d’autrui, en observant ses réactions.
Les enfants apprennent rapidement des choses non seulement sur les gens, mais aussi sur eux-mêmes. Ils arrivent petit à petit à percevoir que la compréhension de ce qui se passe dans leur tête peut les aider à changer ce qu’ils font : comment, par exemple, fermer les yeux peut les aider à résister à la tentation d’un biscuit supplémentaire… Plus les enfants améliorent leur capacité à agir sur ce qui se passe dans leur tête, plus ils deviennent conscients d’eux-mêmes.
Pas d’apprentissage sans amour
Si les tout jeunes enfants peuvent consacrer tant d’attention à l’apprentissage, c’est qu’ils sont extrêmement dépendants du soin que leur apportent les êtres qui les entourent. Réaffirmons ce qui peut apparaître à première vue comme une évidence : c’est parce que nous aimons les bébés qu’ils peuvent apprendre. Un des moyens d’apprentissage principaux des bébés et des enfants est d’ailleurs d’observer ce que font les gens qu’ils aiment et d’écouter ce qu’ils disent. Ce type d’apprentissage permet aux enfants de bénéficier des découvertes des générations précédentes. Pour les bébés, si fragiles et sans défense, il n’y a pas de théorie plus cruciale que celle de l’amour. Les expériences ont montré qu’au niveau moral, les jeunes enfants montrent de l’empathie dès la naissance et qu’ils l’affinent ensuite en grandissant pour rendre les autres heureux. Très tôt, les bébés s’emploient à formuler des théories de l’amour, à partir de ce qu’ils observent chez les gens qui s’occupent d’eux. Ces théories façonnent la manière dont ces bébés s’occuperont à leur tour de leurs propres enfants. C’est ainsi que le savoir sur l’amour, comme d’autres types de savoir, permet aux bébés d’imaginer comment ceux qui s’occupent d’eux vont se comporter et comment eux-mêmes doivent se comporter.
Le bébé, un créateur
Laurence Rameau, nous invite à aller à la rencontre de ces petits êtres en observant et corrigeant au besoin nos pratiques d’adultes. Tout d’abord, elle réaffirme l’idée déjà soutenue par Alison Gopnick que les petits enfants sont en réalité extrêmement concentrés : ils s’intéressent à chaque problématique susceptible de leur apprendre quelque chose. Ils apprennent par le jeu à travers l’immersion dans le monde (ah, le bonheur de malaxer de la terre ou de la pâte entre leurs petites mains !), le tâtonnement et l’expérimentation. Elle explique que le jeune enfant possède la faculté d’apprendre par lui-même et doit, non pas être guidé mais accompagné par l’adulte. De fait, et par méconnaissance de cette nuance, l’auteur souligne comment les parents ou animateurs peuvent se fourvoyer dans leur rôle d’éducateur – marqués par leur volonté de «faire faire» des activités aux enfants en se référant uniquement à leurs représentations et schémas d’adultes, et dans l’idée de les faire progresser rapidement (c’est-à-dire de gagner du temps sur les apprentissages d’une façon en réalité illusoire). En effet, l’observation minutieuse et sans parti pris des enfants montre qu’ils construisent eux-mêmes et de manière absolument spontanée leurs propres jeux d’éveil en fonction du matériel mis à disposition, qui peut être un attirail sans grande valeur aux yeux des adultes (cartons, chiffons…). Ils utilisent ce matériel comme support pour faire fonctionner leur imaginaire en créant des interactions inédites entre les objets et/ou en détournant leur fonction objective initiale. Pour les adultes, il s’agit donc d’éviter au maximum le «prêt à jouer» (les jouets de grande distribution qui ont généralement une fonction pré-pensée par les adultes) et qui s’avèrent souvent très pauvres en matière éducative : «Le jouet acheté ne comble que momentanément le manque lié au désir qui, bien vite, se portera sur d’autres objets, alors que le carton d’emballage, la ficelle, le papier permettent à l’enfant de s’installer dans le jeu. Ce jeu lui donne à créer, à imaginer, à explorer, à inventer, à comprendre. C’est en cela que les cartons ont bien plus d’importance pour les bébés que des jouets dont ils ne peuvent que rarement, ou de manière toujours bien trop étriquée, détourner la finalité, pour en faire autre chose. Car après avoir manipulé plusieurs fois le jouet comme les concepteurs l’ont prévu, qu’en faire ? Les jeunes enfants créent le jeu, la mise en action de leur imaginaire est vitale dans leurs activités ludiques. Il leur faut pouvoir agir et créer à partir des objets en leur possession. Plus ces objets présentent une certaine neutralité au départ, plus ils sont l’occasion pour les bébés d’en faire quelque chose d’inattendu, plus ils sont dignes d’intérêt pour eux. Le prémâché ne mobilise que trop peu l’imaginaire. Il l’enferme et sclérose la pensée de cet inventeur, de ce créateur qu’est tout jeune enfant.» (3)
La richesse des mondes imaginaires
À deux ou trois ans, les enfants font déjà très bien la différence entre imaginaire et réalité, mais les mondes imaginaires demeurent tout aussi séduisants et passionnants que les mondes réels. La richesse de leur monde imaginaire leur permet d’avoir «une plus large carte causale du monde», c’est-à-dire d’augmenter leur champ des possibles et donc, de tester la richesse et la densité de la vie. C’est pourquoi ils n’excluent pas des scénarios qui peuvent paraître totalement fous ou inutiles aux adultes car pour eux, «l’impossible peut advenir». Ils vivent des situations imaginaires qu’ils mettent en scène en s’investissant totalement, ce qui fait qu’ils sont généralement très précis dans leurs inventions, tout en sachant qu’ils font semblant. C’est ainsi qu’ils sont capables de réagir avec des émotions réelles à des scénarios totalement imaginaires… et cette aptitude leur donne un avantage certain en termes d’évolution. L’imagination les aide à lutter contre le quotidien banal ou angoissant : la plus maigre information permet aux enfants d’imaginer d’autres façons, meilleures, dont le monde pourrait fonctionner. Et si l’on considère que la vie est une quête et suppose de faire son choix entre différentes postures ou attitudes, qu’il s’agit donc de tracer son chemin à travers moult chemins possibles, l’enfant vit cette recherche de façon naturelle, ce qui se traduit symboliquement par sa manière spontanée et joyeuse de se relier à son monde imaginaire (aujourd’hui, suis-je pompier, dragon ou princesse ? Et pourquoi pas les trois successivement ?). Ainsi, lorsqu’il s’agit des bébés et des jeunes enfants, au lieu de se demander ce qu’il faut «leur faire faire» l’adulte doit apprendre à : «accompagner le [petit enfant] dans ses expériences de manière totalement détournée, par les accessoires qu’il met à sa disposition, par son regard bienveillant porté sur [ses] actions et qui l’encourage et le sécurise, par ses mimiques engagées qui participent, par ses paroles posées qui font sens, par son intérêt personnel à être là, avec lui et donc à partager ce temps, son temps de petit.» (4) Ce qui suppose que nous redevenions créateurs et donc, que nous nous réconcilions, au moins partiellement, avec notre âme d’enfant !