Les civilisations se valent-elles ?
Tout au long de l’histoire, les civilisations se succèdent, chacune avec des apports différents, certaines empruntant des concepts à celles qui les ont précédées. Peut-on dire qu’une civilisation est supérieure à une autre ? Ou les civilisations se valent-elles ?
De nombreuses traditions du monde témoignent de racines convergentes de sagesses et d’une unité de destin pour l’humanité qui va bien au-delà de programmes économiques.
Selon cette conception, toutes les civilisations reflètent en leur moment, un aspect de ce que Platon appelait les archétypes, ces modèles célestes qui orientent les comportements humains autour de valeurs dominantes. Lorsqu’elles atteignent l’apogée de leur développement, ces civilisations expriment, par des réalisations harmonieuses dans les domaines de la science, de l’art, de la mystique et de l’organisation sociale, une forme de sagesse unique et transmissible. Et plus que jamais, nous avons besoin de nous abreuver, avec un esprit et un cœur ouverts, à ces legs atemporels, pour vaincre le séparatisme et le repli propres aux périodes de profonds changements de mentalités qui germent dans l’actuelle confusion des valeurs.
Le cycle des civilisations
Alors, les civilisations se valent-elles ? Intrinsèquement oui, puisqu’elles émanent de la même source. Comme le disait Léopold Sédar Senghor (1), «chaque culture a pensé à la mesure de l’universel». Cependant, toutes les cultures ne parviennent pas au stade de la civilisation : comme Jorge Angel Livraga (2) l’avait défini, une civilisation implique l’aboutissement d’un processus d’incarnation historique d’une culture dans tous les domaines de l’activité humaine, comme décrits ci-dessus. De plus, si l’on intègre le paramètre du développement, de l’évolution historique des dites civilisations, on constate que toutes vivent des moments d’émergence, d’apogée, puis de déclin avant de se fondre dans une nouvelle matrice, une nouvelle impulsion historique. Alors comment comparer des civilisations à des stades de développement différents ? De même qu’il serait absurde de comparer un enfant à un adulte ou à un vieillard, en terme de valeur et de capacité de réalisation, il est aussi réducteur de vouloir établir une échelle de valeurs entre des formes de civilisations qui ne vivent pas un même moment évolutif. Par exemple, la «valeur» de la Grèce est-elle réductible à sa désastreuse situation actuelle ou doit-on tenir compte de son inestimable apport culturel à l’Occident ? Ne peut-on pas plutôt se demander quel oubli «métaphysique» a conduit telle civilisation à un éloignement, voire à l’oubli de ses valeurs fondatrices d’union ?
La vision matérialiste du monde n’intègre pas la conception cyclique de la vie ni par conséquent, le nécessaire mouvement évolutif des consciences ; c’est pourquoi elle ne peut traduire sa lecture égalitariste et figée des évènements que dans le relativisme culturel, le «tout se vaut» ou en décrétant une hiérarchie artificielle entre les cultures selon des critères subjectifs, sans mémoire ni perspective historiques.
Remettre en cause l’égalité
C’est pourquoi tout jugement de valeurs qui remettrait en cause la sacro-sainte égalité soulève immanquablement une polémique.
Mais qui a dit qu’on était «égaux» sur la scène du monde? La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ? Voilà un raccourci bien commode : la seule égalité inscrite dans nos textes fondateurs et justement revendiquée est que «les hommes naissent et demeurent libres et égaux en DROIT» […] «Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents». Autrement dit la valeur n’est pas innée mais se conquiert. Et nous pouvons être fiers d’avoir importé dans le monde, à travers la philosophie des Lumières, ces valeurs humanistes universelles.
Par contre, revendiquer une stricte égalité per se reviendrait à vivre dans un monde plat, artificiel, sans profondeur où, comme le disait J.A Livraga, «personne n’apprendrait rien de personne» et où chacun, tel Narcisse (3), n’aurait qu’à adorer son semblable reflété à l’infini. Même la Maya orientale (4) y perdrait son sanscrit ! C’est pourquoi, face à l’obsession égalitaire et à l’arrogance des partis-pris, nous réaffirmons la nécessaire solidarité basée sur le respect des différences.
Rien ne se vaut, ne vaut que ce qui relie.
Sylvianne CARRIE
(1) Poète, écrivain et homme politique sénégalais (1906-2001) premier président du Sénégal, premier Africain à siéger à l’Académie française, ministre en France avant l’indépendance de son pays.
(2) Fondateur de Nouvelle Acropole en 1957 en Argentine, association internationale qui mène des activités de philosophie, culture et volontariat, dans plus de 50 pays dans le monde.
(3) Fils de la Ciriope et du fleuve Céphise. D’une grande beauté, il voit un jour son reflet dans l’eau d’une source, en tombe amoureux et dépérit de ne pouvoir attraper sa propre image.
(4) Concept hindou signifiant l’illusion avec apparence de réalité.