« Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres » de Bruno Latour
« Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres« , c’est le titre du dernier livre de Bruno Latour. Depuis l’expérience du confinement de mars 2020, les États comme les individus cherchent des solutions pour se déconfiner, en espérant revenir très vite au « monde d’avant » grâce à une reprise la plus rapide possible. Pour Bruno Latour, il y a une autre manière de tirer les leçons de cette épreuve.
Les « terrestres », comme il les appelle, se doutent qu’ils ne se déconfineront pas, d’autant que la crise sanitaire s’encastre dans une autre crise bien plus grave, celle imposée par ce qu’il appelle le « nouveau régime climatique », formule désignant aussi bien les conditions objectives affectant les températures, les océans, la biodiversité, les migrations, que les modes d’organisation et d’action politiques mobilisées pour tenter d’y répondre.
Le confinement, une chance à saisir
Si nous en étions capables, l’apprentissage du confinement serait une chance à saisir : celle de comprendre enfin où nous habitons, dans quelle terre nous allons pouvoir enfin nous envelopper, à défaut de nous développer à l’ancienne ! Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (1) fait logiquement suite à son livre précédent Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2), publié en 2017. Après avoir atterri, parfois violemment, il faut bien que les terrestres explorent le sol où ils vont désormais habiter et retrouvent le goût de la liberté et de l’émancipation, mais autrement situées. Tel est l’objet de cet essai sous forme de treize brefs chapitres dont chacun explore une figure possible de cette métaphysique du déconfinement à laquelle nous oblige l’étrange époque que nous vivons.
Une vision transversale et pragmatique
La pensée de Bruno Latour ne rencontre pas en France le succès qu’elle a dans les pays anglo-saxons. La réflexion qu’il mène depuis quarante ans fait de lui une des figures majeures de la discipline qu’on appelle STS, Science and Technology Studies, terme résolument anglais, tant l’essentiel de la réflexion en ce domaine s’est construit dans le monde anglophone. L’approche de Bruno Latour emprunte à des domaines variés : histoire des sciences, anthropologie, sociologie, philosophie, art contemporain… Il aime expérimenter ; il se veut avant tout pragmatique ; il ne prétend pas prédire l’avenir, mais ouvrir des pistes de réflexion nouvelles. C’est la révolution d’une crise écologique sans précédent qu’il nous faut assumer, en changeant de vision du monde, mais aussi en changeant radicalement nos pratiques. Sa philosophie s’inspire du pragmatisme américain, qui réfute le poids de la tradition idéaliste, renouvelée par Kant. Ce n’est pas une critique de l’idéalisme, mais une autre vision de l’activité philosophique, en renonçant à l’idée de transcendance pour développer un intérêt plus grand à l’immanence. Dans cette recherche pragmatique, il s’agit par exemple de se préoccuper essentiellement de la « zone critique », cette mince pellicule de 5 à 6 kilomètres d’épaisseur, qui va de la roche mère jusqu’aux gaz composant l’atmosphère, dans laquelle vivent tous les organismes connus aujourd’hui.
Un renversement de perspective
S’adressant parfois à son petit-fils, auquel est dédié le livre, Bruno Latour y adopte le ton d’un conte philosophique prenant appui sur une nouvelle fantastique et célèbre : « En me réveillant, je me mets à ressentir les tourments subis par le héros de Kafka, dans sa nouvelle La Métamorphose, qui pendant son sommeil s’est transformé en blatte, crabe ou cancrelat. »
Gregor Samsa, le héros de Kafka, c’est aujourd’hui chacun de nous, qui doit apprendre à vivre dans un monde qui n’a plus rien de familier, où tous les anciens repères se sont effacés. Le changement climatique impose en effet de se défaire de certaines des idées phare de la modernité, comme celle de croissance économique, de progrès ou encore de domination de la nature. Et pour y parvenir, il faut atterrir, relocaliser la pensée, s’orienter ici et maintenant. Bruno Latour prend le contrepied de la tradition platonicienne ; pour lui, la loi n’existe pas indépendamment des humains qui l’ont pensée, vérifiée et transmise. Il propose de procéder par enquêtes, car la vérité ne peut jamais être décrétée par une seule personne isolée ; elle doit être instituée, élaborée et discutée collectivement.
Durant toute la première phase de la Modernité, tout projet politique devait se traduire par une révolution ou par une réforme. Il s’agissait d’agir sur le monde, de le changer, pour le conduire à un état meilleur. C’est l’avenir, le futur qui mobilisait. Nous sommes en train de comprendre que le combat n’a plus lieu dans le temps mais dans l’espace. Que pouvons-nous protéger, soustraire à la dévastation en cours ? Par exemple, les gens s’interrogent sur le lieu où ils veulent vivre, à la ville ou à la campagne. De proche en proche, c’est à une grande entreprise de déconstruction-reconstruction que le lecteur-acteur est convié, et surtout une reconstruction décisive de nos modes de représentation.
À certaines occasions, Bruno Latour met en œuvre des procédés autres que livresques, comme des performances sur une scène de théâtre, ou ce jeu qu’il a inventé et qu’il pratique avec un collectif de chercheurs, d’artistes et de citoyens, appelé Consortium. Ce jeu vise à rendre sensible qu’un territoire « s’étendra aussi loin que la liste des interactions dont on dépend, mais pas plus loin. » Ce qui est une manière de revisiter les concepts de « local », « national », « global », « mondial », et de faire réfléchir sur les manières dont nous nous représentons nos appartenances, nos identités. L’approche qu’il propose « vient mordre si durement nos habitudes de pensée » et contient un renversement salutaire et déroutant.
(1) Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Éditions Les empêcheurs de penser en rond, 2021,
185 pages, 15 €
(2) Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Éditions La Découverte, 2017, 160 pages, 12 €
par Brigitte BOUDON