Raconte grand-mère : VIe épisode (1) Quand ma grand-mère à moi était petite
L’auteur raconte les souvenirs d’enfance de sa grand-mère, qui a vécu entre 1876 et 1965.
Je suis née au XXe siècle, en 1937. Cette année, 2022, sera celle de mes 84 ans. Ma propre grand-mère, si elle était encore vivante, aurait 146 ans ! Elle est née au XIXe siècle, en 1876.
Lorsque j’étais petite, après la Deuxième Guerre mondiale, et que nous allions chez elle, au Mans où elle habitait déjà avant la Première Guerre mondiale, en 1914, et où elle habita jusqu’à sa mort, à l’âge de 89 ans, je couchais avec elle dans son grand lit, couvert d’un dessus de lit vert. Et le soir, avant de dormir, elle me racontait des souvenirs de son enfance et de sa jeunesse.
Alors, j’ai pensé qu’il serait intéressant, pour clore ce rappel d’autrefois, de raconter ce que ma grand-mère me disait de son enfance et de sa jeunesse à elle, si lointaine et si différente à la fois de la mienne et de celle d’aujourd’hui.
Autrefois, au XIXe siècle
Il y a bien longtemps, quand ma grand-mère était petite, elle habitait à Châtellerault dans le Poitou. Ses parents étaient épiciers en détail et en gros, ses grands-parents étaient minotiers : ils avaient un moulin à eau sur le bord d’une rivière, le Clain.
Son père était un homme jovial qui aimait blaguer. Il avait l’habitude de se tenir sur le seuil de son magasin, regardait les gens passer et de temps à autre les interpellait. À une femme du quartier qui portait un plat chez le boulanger pour le faire cuire dans son four : « Eh ! Madame Colar, voilà votre plat qui s’en va ! — Bonnes gens ! Mon plat qui s’en va ! » La voilà qui s’arrête, regarde son plat, dessus, dessous : rien d’anormal. – Comment donc qu’y s’en va, mon plat, m’sieur Gallois ? — Bien sûr qu’il s’en va, puisque vous l’emmenez avec vous ! — Ah ! M’sieur Gallois, tout d’même ! »
Dans ma famille, on se passe de génération en génération une recette que nous tenons de lui et qu’on appelle la galette de grand-père Gallois.
Quand elle avait six ans, elle accompagna ses parents qui allaient voir un de ses oncles, militaire, en garnison à Nancy : « On m’acheta un ballon de baudruche. “ Si tu ne le tiens pas mieux que cela, il va s’envoler ton ballon !” Et de fait, il s’envola. Pour me consoler, on m’a dit : “ Il va aller voir ta grand-mère ! ” De retour à Châtellerault, dès que j’ai vu grand-mère, je lui ai demandé : “ As-tu vu mon ballon ? — Oui, a répondu grand-mère.” Alors, j’étais contente. »
En ce temps-là
Quand ma grand-mère était petite, il n’y avait pas encore d’électricité dans les maisons. On s’éclairait à la chandelle ou avec une lampe à pétrole. Elle a été émerveillée quand est arrivée chez elle la première lampe pigeon, appelée ainsi du nom de son inventeur.
Par contre, le téléphone commença à être exploité dès son enfance, mais il était encore très peu répandu chez les particuliers.
À Paris, la construction de la basilique du Sacré-Cœur, à Montmartre, a commencé en 1875, l’année qui a précédé sa naissance. La Tour Eiffel a été inaugurée en 1889, lorsqu’elle avait 13 ans. Elle avait 24 ans et déjà deux enfants, lorsque la première ligne du métro parisien a été ouverte en 1900. Elle a connu les premières automobiles et les premiers avions.
Au Mans, en effet, habitait la famille Bollée dont le père et les fils ont joué un rôle important dans l’invention, la construction et la commercialisation des premières automobiles, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Elle avait 32 ans en 1908, lorsque l’un d’eux, Léon Bollée invita deux américains, les frères Wright, à venir au Mans pratiquer leurs essais de vol en avion, tout près de ce qui, à partir de 1923, deviendra la piste d’une des plus prestigieuses courses d’automobiles, les 24 heures du Mans. Ma grand-mère eut la chance d’assister à ces premiers vols aériens, qu’une foule de plus en plus nombreuse venait admirer.
Elle a connu la draisienne (du nom de son inventeur allemand, Drais), ancêtre des bicyclettes, sans pédalier, qu’on faisait avancer avec les pieds, comme les petits enfants en ont de nos jours. Et les premières bicyclettes qui avaient une petite roue à l’arrière et une très grande roue devant sur laquelle était fixé le pédalier.
Autres temps, autres mœurs
Dans son pays, sa plus jeune sœur, Germaine (celle des mandarines), a été la première femme à avoir une bicyclette. Et cela faisait grand bruit parmi ses connaissances et dans le voisinage car cela était très audacieux pour une femme. À l’époque, les femmes portaient des robes longues et il était très osé de risquer de montrer ses chevilles, même recouvertes de bas.
Elle était d’une famille bourgeoise aisée et les femmes n’y avaient que très peu ou pas de liberté. Chaque fois qu’elle sortait, pour aller à l’école ou en revenir et même jeune fille, elle était accompagnée par un domestique, y compris pour aller à l’église, qui n’était que de l’autre côté de la rue.
C’est sa famille qui choisit son mari pour elle. La première fois qu’elle l’a vu, elle était dans le bureau de l’épicerie où elle faisait les comptes devant la fenêtre. Il est passé sur le trottoir d’en face – sans doute pour essayer de la voir – et c’est une employée qui le lui a montré en lui disant : « C’est lui ». Elle était tout excitée.
Elle a épousé à 20 ans un militaire qui avait 12 ans de plus qu’elle et qui avait été formé à l’École Militaire de Saint-Maixent, non loin de Poitiers.
Il ne lui est jamais venu à l’idée de se révolter contre cette situation et elle fut heureuse en ménage. Elle était très gaie et elle riait en me racontant tout cela, lorsqu’elle voyait ma surprise devant un monde si différent du mien. Elle eut quatre enfants, trois filles et un garçon, dont ma mère, Thérèse.