Ré-enchanter le monde, retrouver du sens
Dans un précédent article (1) nous avions exploré les prérequis pour un ré-enchantement du monde, notamment notre capacité à « décoloniser » notre imaginaire et à questionner nos représentations. À présent nous proposons un certain nombre de paradigmes qui pourraient fonder ce ré-enchantement et contribuer à son développement dans nos sociétés, sans que cela soit bien sûr exhaustif.
Nous en avons déterminé quatre principaux :
La conscience de groupe
La conscience de groupe n’est pas une simple conscience du groupe commune à toutes les cultures qui privilégie ce que l’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble », ce que l’on nommait naguère la convivialité ou le partage. Un groupe ressemble à une chaîne d’or avec des anneaux réunis les uns aux autres : sa force dépend du maillon le plus faible. Que signifie alors « être le maillon d’une chaîne humaine » ? Cela signifie être soi-même jusqu’au bout des ongles dans l’interdépendance. Et, dans notre lecture symbolique « être soi-même » veut dire accomplir son mythe fondateur, réaliser en conscience et en acte les schèmes de sens qui nous fondent. Alors un groupe « d’âmes » se forme naturellement entre ceux et celles qui se reconnaissent comme porteurs de schémas d’existence communs. Plus tard ces mythes se rassembleront à leur tour pour porter la note commune de l’humanité.
Voici quelques exemples de « mythes fondateurs » empruntés à la mythologie grecque pour :
Ceux qui se reconnaissance dans Narcisse (2) seront fasciné par les miroirs et les dîners aux chandelles en tête-à-tête. Et s’ils suivent jusqu’au bout le chemin proposé par l’Enfant, ils resteront un jour immobiles à se regarder dans le vrai miroir, dans le lac de leur intériorité jusqu’à en mourir. Jusqu’à épuiser leur narcissisme et découvrir la source de cet amour qu’ils eurent tant de mal à donner.
La grande famille des Narcisses apporte au monde cette sensibilité à fleur de peau qui, à force de s’approfondir et de descendre dans les entrailles, ouvre les hommes à un authentique émerveillement devant la beauté du vivant.
Dédale et Icare jouent une toute autre partition (3). Dédale, qui se traduit du grec par « ingénieux », est l’ingénieur précisément du labyrinthe de Cnossos (« gnose ») et de nombreux autres jouets. C’est l’archétype du technicien capable, par ses réalisations, d’imiter la nature et de ruser avec elle. Mais, nous dit le mythe, à chaque nouvelle réalisation le vivant s’éloigne et son univers devient aussi complexe qu’irrespirable. C’est pourquoi l’archétype de l’ingénieur enchaîne sur une autre image représentée par son fils Icare : le désir irrépressible de sortir du labyrinthe en cherchant à s’envoler vers un nouveau soleil, vers une vérité ontologique. Mais le jeune homme, en s’approchant du soleil, voit la fine pointe de cire qui relie ses ailes d’aigle à son corps d’enfant fondre. Et c’est la chute suivie de la noyade. En un mot si Icare avait été sin cera (du latin « sans cire ») qui a donné « sincère » en français, il aurait réussi son aventure.
La grande famille des Icariens nous rappelle sans cesse qu’un monde meilleur et différent est toujours possible, à condition toutefois de vérifier que notre sincérité est bien chevillée à notre corps. Cette histoire traite bien sûr de la difficile question philosophique de la vérité et du mensonge.
Et puis il y a encore Prométhée associé au moderne mythe du Progrès, qui vacille depuis quelques années (4). Tous ceux qui pensent qu’une meilleure invention sauvera le monde, que demain sera plus beau qu’aujourd’hui et qu’une meilleure théorie va résoudre les problèmes du chômage, sont des enfants de Prométhée. Le Titan défend la libre pensée et la liberté humaine. Mais c’est aussi un fou de la lumière qui ne mettra jamais les pieds dans la fange. Sa force, ce sont les étincelles de connaissance qu’il a volé aux dieux et qu’il donne sans relâche aux hommes. Ceux-ci, par mésusage de ces savoirs, produiront, dans le mythe, le Déluge climatique qui nous pend aujourd’hui au nez. Le mythe se « résout » lorsque Prométhée accepte enfin la bague qui va lui permettre de monter dans l’Olympe. C’est en osant une alliance avec les qualités du féminin que ces merveilleux savoirs deviennent inoffensifs.
La grande famille des Prométhéens apporte aux hommes la liberté, la pensée inventive et le courage de questionner sans cesse les évidences des autres. Cette histoire traite de l’importante question du mariage entre les valeurs masculines et les valeurs féminines. Ce féminin métaphorisé dans les mythes par le personnage de la Grande Déesse et dans la vie ordinaire par l’immense Nature. Ce féminin si maltraité par une société patriarcale et prométhéenne.
L’intrication quantique
La mécanique quantique nous apprend que, dans certaines conditions, les particules élémentaires sont « liées » quelque soit la distance qui les sépare (5). Ce phénomène disparaît lorsqu’elles commencent à s’unir pour former des atomes, des molécules et bien sûr des êtres humains. Mais nous pouvons cependant penser l’intrication de manière analogique. Nos consciences individuelles serait-elles « intriquées » ? Est-il de plus en plus facile d’apprendre à faire du vélo et à utiliser un ordinateur ? Car si nos consciences sont liées, l’expérience des un profite à celles des autres. C’est en tout cas ce que le biologiste Rupert Sheldrake semble avoir démontré à travers de nombreuses expériences (6).
Chaque fois que l’on pose un acte, que l’on a une pensée ou une émotion, cela crée un champ morphogénétique, une vallée plus ou moins profonde dans la conscience collective. Ces vallées, formées de tous nos savoirs et de toutes nos habitudes se retrouvent partout dans le monde et profitent à l’ensemble des consciences humaines. Chaque acte que l’on pose nourrit l’humanité en beauté, en intelligence ou en horreur, selon sa nature.
Que serait un monde où chacun serait conscient des interconnexions de toutes les consciences ?
L’historialité de l’Histoire
Nous devons ce concept d’« historialité » à Henry Corbin, philosophe, traducteur et orientaliste français (1903-1978). Posons une hypothèse : ce n’est pas l’histoire qui crée les mythes, mais les mythes qui produisent l’histoire. À priori l’histoire semble chaotique, sans queue ni tête. Il n’en est peut-être rien. Pourquoi l’Empire Romain a-t-il disparu ? Probablement parce que les Romains eux-mêmes n’y croyaient plus, parce qu’ils n’étaient plus animés par le mythe fondateur qui alimenta leur civilisation millénaire. Nous sommes aujourd’hui dans une situation comparable où l’adhésion au mythe du Progrès s’estompe, laissant une sorte de no man’s land idéologique où s’engouffrent tous les démons du passé.
Certaines époques furent des périodes d’enthousiasme et de foi envers de nouveaux modèles de civilisation. Ainsi, dans les années 1920, pourquoi tant de personnes donnèrent-t-elles joyeusement leur vie au nom d’un idéal appelé « communisme » ? Un archétype était en train de s’incarner dans l’Histoire et certains y furent particulièrement sensibles (7). Il faudrait alors décoder ces grands courants de force qui animent l’histoire pour ne plus en devenir l’otage, pour les accompagner et les transformer en espérances. S’ils ne sont pas métabolisés par les citoyens ils bouleverseront encore et toujours les sociétés et manipuleront les individus.
Devenir conscient des cycles historiques signifie acquérir, à chaque période de l’histoire, un plus haut degré de liberté et créer un jour une société ré-enchantée ou « l’âme du monde » deviendra de plus en plus visible et opérante.
Penser globalement
Penser globalement signifie développer successivement une question en l’abordant sous son angle technique et rationnel, mais aussi en termes de complexité (8), de sens symbolique et d’opérativité sur notre conscience. « Connaissance » retrouve alors sa dimension première maintenue par l’étymologie de « con-naissance », « naître avec ».
Passons sur la technique et son idéal du « zéro défaut » si répandu dans notre monde. Edgar Morin a montré l’insuffisance de cette approche en développant la pensée complexe qui considère notre réalité comme un plat de spaghettis : si l’on cherche à en extraire un seul pour l’analyser c’est l’ensemble du système « pâtes » qui bouge. On voit immédiatement les limites de l’approche cartésienne et la nécessité de développer un regard « écologique » sur notre monde. Puis le symbolisme cherche à voir au-delà du plat de nouilles : qu’est-ce transparaît derrière ce qui paraît ? Quel sens le « hasard » de la répartition des pâtes sur l’assiette a-t-il ?
Enfin la pensée « opérative » suppose que toute connaissance authentique transforme naturellement le penseur qui « naît avec » ce qui le traverse.
Un monde ré-enchanté suppose une approche globale de la connaissance fondée sur ces quatre regards, qui sont aussi des scandales méthodologiques les uns pour les autres : la raison cartésienne, la complexité, le symbolisme et l’opérativité (9).