Arts

Rencontre avec Philippe Giraud « Le chant de la Reine » 

Le 15 avril 2019, un incendie s’est déclaré à la Cathédrale Notre-Dame de Paris, détruisant une partie de la toiture, de la charpente et de la flèche située en hauteur. Cet incendie a suscité une grande émotion dans le monde entier. Trois ans plus tard, la cathédrale est en reconstruction. En 2020, Philippe Giraud, artisan bâtisseur a publié un livre qui lui est dédié. 

Philippe Giraud, compagnon tailleur de pierres s’est interrogé sur la reconstruction de la cathédrale de Notre-Dame de Paris. Le XXIe siècle saura-t-il relever le défi de la faire renaître de ses cendres en retrouvant les connaissances techniques du Moyen-âge et l’esprit des bâtisseurs de l’époque ? 

Acropolis : Philippe Giraud, quelle est votre activité ?

Philipe Giraud : À l’âge de 19 ans, j’ai découvert chez les Compagnons différents métiers manuels et j’ai eu un coup de foudre pour la taille de pierre. J’ai commencé un apprentissage chez les Compagnons du Devoir à la cathédrale de Strasbourg, suivi une formation en taille de pierre pour les monuments historiques pendant deux ans. Ensuite, j’ai travaillé en sculpture sur le chantier du Louvre et je me suis mis à mon compte. Depuis 25 ans maintenant, je me suis installé dans la région du Perche où il y a une architecture riche en pierres de taille blanches du XVet XVIe siècle essentiellement. Je travaille beaucoup sur la restauration du bâti ancien, des maisons paysannes, des cheminées, fenêtres, escaliers, … et je profite de mes chantiers pour faire un support de formation aux stagiaires et apprentis avec lesquels je travaille.

A. : En 2020 vous avez publié  « Le chant de la Reine » (1). Pourquoi ce livre et pourquoi ce titre ?

P.G. : Lors de l’incendie de Notre Dame de Paris, je me suis dit que toute situation dramatique pouvait offrir des opportunités. C’est un peu comme si Notre-Dame suggérait qu’il était possible de renouer avec l’esprit des bâtisseurs, de revivre la magie du temps des cathédrales. C’est déjà ce qui est en train de se faire à travers son chantier passionnant de restauration pour les charpentiers, les tailleurs de pierres et une fois passée la phase fastidieuse de reconsolidation, d’extraction du plomb, de nouvelles perspectives peuvent apparaître.

Le chant de la Reine est une appellation qui m’est venue assez rapidement. Dans une ruche, la reine des abeilles lance un message quand elle naît pour regrouper autour d’elle des abeilles, et constituer une colonie qui va redynamiser une nouvelle ruche. Notre-Dame de Paris , souvent appelée « la reine des cathédrales »nous présente aujourd’hui, l’opportunité de regrouper des êtres humains qui sont sur une même longueur d’onde en quelque sorte, pour faire revivre le temps des cathédrales, non seulement d’un point de vue technique et matériel mais peut être aussi d’un point de vue philosophique et humain. Quand on étudie l’histoire, qu’on lit par exemple Georges Duby (2), on s’aperçoit à quel point le chantier d’une cathédrale était une aventure, un chantier hautement culturel à tous niveaux, technique évidement mais aussi au niveau de la pensée philosophique avec l’Abbé Suger (3) qui a revisité la manière de voir la religion chrétienne : une véritable ruche de chercheurs, de philosophes d’un niveau culturel que l’on a un peu perdu ; des rencontres également de techniciens, d’artistes qui convergeaient sur un même projet. Cet évènement pourrait – ce n’est pas encore réussi –, lancer un grand chantier-école comme à Guedelon (4), château médiéval de Bourgogne . Dans le cas de Notre Dame, pourrait s’adjoindre un chantier pour construire « l’humain » autour de philosophes, de penseurs, de chercheurs, de chrétiens qui puissent faire revivre ensemble l’esprit de ce magnifique édifice.

A. : Comment avez-vous réagi face à l’incendie de Notre-Dame de Paris en avril 2019 ? 

P.G. : Tout d’abord, j’ai été extrêmement touché, comme beaucoup d’entre nous, de voir ce monument magnifique dans l’épreuve de l’incendie. À travers l’émotion qui s’est déployée au- delà des frontières, on a compris à quel point Notre-Dame de Paris méritait son nom de « reine des cathédrales » : si le Panthéon avait brulé, il n’aurait pas eu cet effet. 

Cet élan du cœur qui s’est développé parallèlement à l’incendie a touché une dimension immatérielle. On pouvait déjà percevoir un espoir très fort pour la reconstruction, confirmé les jours suivants avec l’élan de solidarité, avec les mécènes… 

A. : Pouvez-vous- expliquer aux lecteurs comment s’est faite la construction de Notre-Dame de Paris au cours des siècles ?

P.G. : Notre-Dame de Paris est l’une des rares cathédrales, qui, bien que très remaniée au XIXe siècle, présente une grande unité architecturale. Il n’y a pas de crypte romane, d’adjonctions gothique flamboyant, renaissance ou baroque. Le style est très équilibré, avec une symétrie à la fois dynamique et harmonieuse. Il n’y a pas de mélanges d’architecture comme dans la plupart de nos cathédrales. Notre-Dame de Paris est un peu le cœur sacré de la France.

Comme toutes les cathédrales, Notre-Dame de Paris s’est construite sur des bases plus anciennes qui remontent à l’époque gallo-romaine, dont il reste des vestiges exposés au musée de Cluny. C’est un lieu géographique très particulier, au cœur de Paris, construit au début du gothique rayonnant. À l’époque, il y a eu un formidable élan humain de dons et de soutiens, suite à l’impulsion de l’Abbé Suger de Saint-Denis qui a motivé la reconstruction de la cathédrale romane dans un nouveau style, appelé à l’époque « Art français », le terme gothique étant apparu bien plus tard. 

Pour Notre-Dame, il y a deux époques : la cathédrale gothique (reconstruite sur les vestiges d’une église romane) avec de très petites interventions au fil des siècles. En effet, le portail central fut remanié par Soufflot au XVIIIsiècle, puis restitué dans son aspect gothique par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (4) et les vitraux de la nef furent restaurés dans un style du XVIIIe siècle avant d’être retransformés à l’époque moderne. Ensuite, il y a eu une période d’abandon. C’est au XIXe siècle que se développe, dans une mouvance un peu romantique, une restauration des monuments anciens dans leur état d’origine : il y a eu d’énormes chantiers néogothiques dirigés par Viollet-le-Duc, dont la cathédrale. Un même élan s’est développé en Angleterre avec l’architecte Augustus Pugin (6).

A. : Quel message les bâtisseurs voulaient-ils faire passer dans la construction de cathédrales ?

P.G. : À l’origine, pour financer la cathédrale, il y avait des liens forts entre le pouvoir temporel (le roi) et le pouvoir spirituel (l’évêque). C’était un défi collectif énorme pour toute la population eu-égard à la mobilisation financière et humaine, à une époque où les moyens matériels étaient bien plus limités que ceux d’aujourd’hui. 
Au Moyen-Âge, il y avait une recherche d’unité malgré la diversité entre les différentes facettes de la  culture : les chanoines, les bâtisseurs, les musiciens, les artistes œuvraient sans cloisonnement. Il existait même de forts échanges culturels avec les bâtisseurs de l’Islam, ce qui s’est ensuite perdu au temps des croisades.
Les bâtisseurs de l’époque gothique étaient liés par la pensée chrétienne. Notre-Dame, comme la majorité des cathédrales de l’époque est dédiée à la Vierge Marie, expression de  cet élan dévotionnel très fort au cœur du Moyen-Âge. 
Cette dimension spirituelle s’estompe aujourd’hui au profit du défi technique  de la reconstruction. Évidemment, les prêtres, et les chanoines autour de Notre-Dame suivent avec grande attention la renaissance de la cathédrale mais sans réellement parvenir à créer de lien et d’échanges avec la dynamique du compagnonnage à l’œuvre.

A. : Quel est le projet de reconstruction de Notre-Dame de Paris ?

P.G. : La reconstruction de Notre Dame va se faire en plusieurs étapes et selon l’histoire à venir.
La première étape devrait pouvoir se concrétiser en 2024 : d’ici deux ans, réouvrir la cathédrale, (restauration des voûtes, sécurisation de l’intérieur) pour que l’on puisse à nouveau l’animer à travers des messes, prières, visites, concerts … Nous avons pris conscience que la reconstruction complète en 5 ans n’est pas réaliste comme l’a rappelé le général Jean-Louis Gorgelin (7) qui coordonne les travaux. Notre-Dame est en fait plus endommagée qu’on ne pouvait l’imaginer. De nombreuses pierres mêmes restées debout après l’incendie devront être remplacées. 
Une fois cette première étape en plein avec l’intérieur de l’édifice terminée, pourront se poursuivre les travaux sur la toiture, la flèche, les ornements de pierre extérieurs. 
Dans cette perspective, on peut imaginer que Notre-Dame puisse être le support d’un « chantier d’hommes » qui permette de revivre une aventure humaine partagée. La reconstruction peut prendre deux directions : soit une approche raisonnable et technique avec le seul but de restaurer Notre-Dame dans son état d’origine, soit l’opportunité de monter des projets de formation et de travailler sur la recherche, tout en s’appuyant sur les énormes progrès en histoire de l’art et en archéologie qui nous permettraient d’éviter les erreurs stylistiques de Viollet-le-Duc. 
Une fois dépassée l’urgence de la réouverture de la cathédrale, pourrait s’imaginer un chantier ouvert sur une aventure culturelle, humaine et sociale, en miroir à celle qui a pu s’exprimer dans le chantier d’origine.

A. : Quel est le message que vous voulez transmettre dans votre livre ?

P.G. : Ce livre est un message pour rappeler ce que pouvait être le chantier de la cathédrale à son origine. Au-delà de la simple évocation nostalgique, nous pourrions imaginer faire revivre une convergence des artisans, des artistes, mais aussi des archéologues, des historiens, des penseurs, des philosophes, des hommes de religion, avec une ouverture culturelle au grand public. Le Chant de la Reine propose une perspective plus globale, au-delà de la stricte  restauration matérielle .
J’ai également  cherché à exprimer une dimension poétique dans le livre pour toucher le cœur plus que l’intellect, par des poèmes accompagnés d’aquarelles que ma fille Raphaëlle a réalisées. Inviter ainsi au partage d’un rêve à travers les mots et les images…

(1) Ouvrage publié aux Éditions ADLP, 2020, 226 pages, 14 €. Illustrations de Raphaëlle Giraud 
(2) Universitaire et historien français (1919-1966), spécialiste du Moyen-âge, membre de l’Académie française et professeur au Collège de France 
(3) Abbé (1080/1081-1151), ministre des rois Louis VI le Gros et Louis VII, nommé Abbé de Saint-Denis en 1122. Lire dans la revue les articles de Marie-Agnes Lambert, Il y a 900 ans, Suger était nommé abbé de Saint-Denis, page… et l’article de Fernand Schwarz Suger et l’Abbaye de Saint-Denis, la théologie de la lumière dans l’art gothique, page …
(4) www.guedelon.fr 
(5) Architecte français (1814-1879), historien, théoricien, pédagogue, dessinateur, professeur, écrivain, décorateur, archéologue. Il a restauré de nombreux édifices médiévaux, écrit des ouvrages sur l’art du XIe au XVIe siècle avec de nombreux dessins, qui constituent une grande base de données existante sur le Moyen-Âge. Il a posé les bases de l’architecture moderne et de l’art Nouveau
(6) Architecte britannique (1812-1852) célèbre pour avoir réalisé le Palais de Westminster et spécialisé dans l’architecture gothique et la décoration
(7) Général d’armée française (né en 1948), chef d’État-major du Président de la République, chef d’État-major des armées, Grand chancelier de la Légion d’Honneur, chargé par le Président de la République Emmanuel Macron en 2019 de superviser la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris
Site de Philippe Giraud : http://atelierdelapierre.info
Propos recueillis par Dominique DUQUET
Formateur à Nouvelle Acropole Paris XI

Autel de Notre-Dame de Paris

L’autel majeur de Notre-Dame de Paris a été réalisé par les sculpteurs Jean et Sébastien Touret, sur commande du cardinal Lustiger, alors archevêque de Paris, qui l’a consacré le 16 juin 1989. Il est le témoignage du XXe siècle, qui s’ajoute à tous ceux qui, à travers les âges, ont inscrit dans Notre-Dame la piété et le vécu du sacré des générations qui s’y sont succédées. Les quatre statues en façade sont les quatre évangélistes. Les personnages représentent les prophètes de l’Ancien Testament. Cet autel a été endommagé durant l’incendie du 15 avril 2019, par la chute de la voûte.

Notre-Dame brûle

Long métrage de Jean-Jacques Annaud. Il reconstitue heure par heure l’incendie de Notre-Dame de Paris, survenu le 15 avril 2019 et son sauvetage par des hommes et des femmes héroïques.
Le tournage s’est déroulé dans plusieurs cathédrales qui ressemblent à la cathédrale de Notre-Dame de Paris : à la cathédrale Saint-Étienne de Bourges, dans la cathédrale Notre-Dame d’Amiens pour la flèche et certaines parties de l’édifice et dans la cathédrale de Sens pour la charpente. 

Produit par les studios Pathé et TF1 Films
Film-documentaire de 110 min
Avec Samuel Labarthe, Jean-Paul Bordes et Mikaël Chirinian

Métaphore de la cathédrale

On attribue au poète et écrivain Charles Péguy la fable des casseurs de pierres.
En se rendant à Chartres, il voit sur le bord de la route un homme qui casse des cailloux à grands coups de maillets. Son visage exprime le malheur et ses gestes la rage.
Péguy s’arrête et demande : « Monsieur, que faites-vous ? » « Vous voyez bien, lui répond l’homme, je n’ai trouvé que ce métier stupide et douloureux. »
Un peu plus loin, Péguy aperçoit un autre homme qui, lui aussi, casse des cailloux, mais son visage est calme et ses gestes harmonieux. « Que faites-vous, monsieur ? », lui demande Péguy. « Eh bien, je gagne ma vie grâce à ce métier fatigant, mais qui a l’avantage d’être en plein air », lui répond-il.
Plus loin, un troisième casseur de cailloux irradie de bonheur. Il sourit en abattant la masse et regarde avec plaisir les éclats de pierre. « Que faites-vous ? », lui demande Péguy. « Moi, répond cet homme, je bâtis une cathédrale ! ».

© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page