Spiritualité

Reza Moghaddassi

Construire des ponts au-dessus des murs
En quête d’un nouveau paradigme, intégrant confiance, raison et expérience

Dans un premier article, Reza Moghaddassi, jeune agrégé de philosophie d’origine franco-iranienne, a soulevé, à travers son dernier ouvrage « Les murs qui séparent les hommes ne montent pas jusqu’au ciel » (1), notre rapport à la vérité, dans une société où les convictions s’opposent et séparent les hommes. 

Dans ce second article, l’auteur propose un nouveau paradigme intégrant confiance, raison et expérience.

Acropolis : Tu proposes un nouveau paradigme en intégrant la foi – confiance –, la raison et l’expérience. Donc tu fais un triptyque des complémentaires dans une logique d’inclusion. Peux-tu développer ce nouveau paradigme ?

Reza Moghaddassi : L’histoire de la pensée nous montre que la première tendance de l’homme vers la vérité passe par un rapport de confiance, de fidélité aux anciens, de fidélité à la tradition, de fidélité aux textes sacrés et une méfiance pour les nouveautés. La vérité est éternelle, elle a déjà été énoncée, maintenant il faut l’incarner, il faut la comprendre, il faut l’interpréter, il faut la transmettre. Cet état d’esprit était au cœur des civilisations traditionnelles. 
Une deuxième attitude, caractéristique de la modernité, est venue rompre avec cette mentalité : elle a été prête à remettre en cause le passé, à mobiliser une raison critique et insolente. Mobiliser sa raison est plus précieuse pour elle que la fidélité à la tradition. Son maître mot est « la méthode ».
Une troisième attitude surgit lorsqu’on comprend qu’il n’y a pas la raison mais des raisons, pas une logique mais des logiques, lorsqu’on comprend que d’autres méthodologies et d’autres systèmes de représentations sont capables d’efficacité et de pertinence. On sort de l’illusion de produire une représentation homogène et unique du réel pour laisser cohabiter des représentations différentes qui ne sont que des modèles pour appréhender une réalité qui ne se laisse enfermer dans aucun modèle unique. Certains associeraient ce troisième moment à la « postmodernité ».
Chacune de ces approches a ses forces et ses faiblesses. Les travers du monde traditionnel, c’était par exemple la répétition absurde de coutumes confondues avec des vérités spirituelles immuables. L’erreur du rationalisme moderne, c’était notamment l’enfermement dans une vision étriquée du réel avec une forme d’arrogance pour d’autres systèmes de pensée, éloignées de ses méthodes. 

Le point commun entre le monde traditionnel et le monde moderne, c’est la prétention à vouloir enfermer la vérité du monde dans un discours. Le discours de la religion, ou de la science pour le monde moderne. Je crois que c’est cela qui explose sous nos yeux.

A. : L’émergence de chaque nouveau paradigme est accueillie avec une certaine crispation du précédent.

R.M. : En effet, l’émergence de ce troisième temps auquel nous assistons produit beaucoup de crispations. 
De la même manière que la modernité a produit beaucoup de crispations dans le monde religieux parce qu’elle venait remettre en cause des habitudes anciennes, des croyances qui n’étaient pas conformes à l’histoire, à la critique historique, de la même manière, notre civilisation du point de vue académique et institutionnel, fonctionne encore sur le paradigme moderne (l’école par exemple, les académies de médecine, etc.) et la relativisation de la vision moderne suscite des crispations. 
La logique postmoderne peut donner l’impression qu’elle conduit à une forme de relativisme. Disons plutôt qu’elle conduit à relativiser ce qui n’était pas un absolu. En ce sens elle nous purifie de bien des illusions et réductions. Il faut bien distinguer le « tout se vaut » ou le « chacun sa vérité », etc., de ce troisième temps postmoderne. 
Tout ne se vaut pas parce que ce qui vaut, c’est ce qui est, c’est ce qui produit de la vie, c’est ce qui rend l’œuvre plus vivante, ce qui rend les sociétés plus résilientes, c’est ce qui permet de soigner les gens. Tout ne se vaut pas. Il y a des systèmes totalement délirants, qui ne collent pas ou plus au réel, qui ne sont pas ajustés au réel.

A : Que veux-tu dire en parlant de « la polyphonie de la vérité » ?

R.M. : Au fond, nous avons besoin de ces trois mentalités. A chaque fois que de nouveaux temps arrivent, ils ne peuvent pas abolir totalement le précédent. 
De la même manière que la modernité, en réalité, continue à être traversée par une foi, la foi en la raison, la foi en la logique, et qu’elle continue à mobiliser le principe de la confiance, de la même manière, ce troisième temps qui s’ouvre à nous ne peut pas mettre fin totalement à l’aspiration à cet horizon de l’universel qui habite le monde religieux et le monde de la raison des modernes. Par exemple quand on va confronter la pensée des chamans ou celle de la médecine chinoise à notre manière d’appréhender la réalité, on va vouloir faire des liens, on cherchera à s’orienter vers une unification qui est stimulante pour la pensée. 

A. : Tu parles de l’épreuve de l’expérience. Tu as bien expliqué la question de la foi / confiance, de la raison, et tu valides par l’expérience. Mais l’expérience est-elle interne ou externe ?

R.M. : Les deux. Cela dépend sur quel plan on se situe : la description des évènements du monde objectif ou l’explication des phénomènes physiques n’ont pas le même statut que l’expérience spirituelle qui relève d’une expérience individuelle non communicable. Dans les deux cas, il y a la nécessité d’une « mise à l’épreuve » (c’est le sens étymologique du mot « expérience »), d’une rencontre de l’épaisseur du réel. On jugera de la qualité d’une pensée ou d’une action toujours a posteriori, à partir de leurs fruits. 
Il est intéressant de voir comment dans l’histoire de l’Islam, à la mort du prophète, il y a trois grands courants qui se sont opposés et qui renvoient aux trois attitudes décrites tout à l’heure. 
En l’absence du Prophète pour interpréter le texte difficile du Coran et guider la communauté, un premier courant a invoqué la nécessité de s’en remettre à la raison (c’est la tendance par exemple d’un courant appelé mutazilisme). Pour d’autres, on ne peut se fier à la raison car celle-ci est faible et limitée et ont préféré s’en remettre à la « tradition » ou « coutume » (« sunna » en arabe d’où l’appellation sunnisme pour désigner un des plus grands courants de l’Islam) : en imitant le prophète et ses compagnons, en répétant leur manière de vivre, en collectionnant les anecdotes et les détails de la vie du prophète et de ses décisions, nous y trouverons les clefs de compréhension d’une vie selon la volonté de Dieu dans le Coran. 
Pour la troisième école, très proche du gendre et cousin du prophète, Ali, seuls ceux qui sont les plus réalisés spirituellement détiennent le secret du Coran et sont habilités à l’interpréter, d’où l’importance pour ce courant du lien avec un maître spirituel capable de comprendre l’esprit au-delà de la lettre. Il y a quelque chose de caricatural et de simplificateur à séparer de manière si radicale ces trois tendances qui dans les faits sont entremêlées mais cela permet de comprendre les forces en présence. Car ces forces contradictoires et complémentaires sont présentes au cœur de toutes les religions, et indépendamment d’elles, au cœur de nos vies : qu’est-ce qui dans notre vie relève de la fidélité consciente à un héritage reçu ou de la reproduction inconsciente et parfois problématique du même ? Qu’est-ce qui relève du fruit d’une réflexion rationnelle ? Qu’est-ce qui s’appuie véritablement sur une expérience, interne ou externe ?

A : Le troisième paradigme autour de la polyphonie de la vérité est encore peu connu bien qu’il y ait eu de grands visionnaires qui, à l’instar d’Ibn Arabi (2), que tu cites dans ton livre, en ont tracé la voie. J’ai ainsi beaucoup aimé la citation suivante d’Ibn Arabi : « Celui qui professe une foi dogmatique loue uniquement la divinité incluse dans sa profession de foi et à laquelle il se rattache […] et blâme ce que professe autrui, ce qu’il ne ferait pas s’il était équitable. […]  S’il connaissait la parole de Junyad : « La couleur de l’eau est la couleur de son récipient « , il accepterait de chacun sa propre croyance ; il connaîtrait Dieu en toute forme et en toute profession de foi. […] Que ton âme soit la substance de toutes les croyances, car Dieu est trop vaste pour être enfermé dans un credo à l’exclusion des autres ».

R.M. : Je dirais que l’essentiel n’est pas tant la vérité, notre identité ou nos valeurs mais la qualité de la relation que nous avons avec ce que nous appelons la vérité, ce que nous appelons nos valeurs, ce que nous appelons notre identité. C’est ici que se situe le plus grand travail pour cheminer vers une humanité plus accomplie, à la fois plus humble et plus ambitieuse, à la fois plus aimante et plus intelligente. 
Tant que la personne qui est en face de moi n’est pas plus importante, que ce que j’appelle mes valeurs ou ma vérité, il y a quelque chose qui se fausse. C’est ce que j’ai appelé « la grande trahison » dans le livre.

(1) Les murs qui séparent les hommes ne montent pas jusqu’au ciel, Reza Moghaddassi, Éditions Marabout, 2020, 352 pages, 19,90 €
(2) Théologien (ouléma ou docteur de la loi coranique, garants du respect et de l’application des principes de l’islam),juriste, poète, soufi, métaphysicien et philosophe andalou (1165-1240), auteur d’ouvrages notamment sur la pensée métaphysique de l’islam. Penseur de la doctrine ésotérique du Wahdat al-wujud (Unicité de l’Être)
(3) Abû Qasim al-Junayd ibn Muhammad al-Khazaz al-Baghdadi, plus connu sous le nom de Junayd (830-910) est unehaute figure de la spiritualité musulmane de la période classique (VIIe siècle – Xe siècle),  et reconnu comme l’un des très grand maître soufi (un de ses surnoms est Le seigneur de la Tribu spirituelle). On dit de lui qu’il est un descendant du Prophète Mahomet par son petit-fils Al Hussein ibn Ali ibn Abi Talib, lui-même fils de Ali ibn Abi Talib, cousin du Prophète 
Propos recueillis par Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole

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