Rousseau et l’éducation, une éducation selon la nature de l’homme
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’éducation devint un sujet central de préoccupation et de réflexion. Jean-Jacques Rousseau y contribua avec la parution de son ouvrage important « Émile » ou « De l’éducation ».
Rappelons que « Émile » ou « De l’éducation », paru en 1762, est, de l’avis même de l’auteur, « moins un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation » (1).
Il n’empêche que cette rêverie n’a cessé depuis, et aujourd’hui encore, d’être une source d’inspiration pour les éducateurs et les pédagogues.
Nous retiendrons de sa pensée certains éléments susceptibles de nous être utiles aujourd’hui.
Présenté sous forme romancée et divisé en cinq livres, l’ouvrage présente les étapes successives du développement progressif d’un garçon, Émile, et son éducation, de la naissance jusqu’à l’âge adulte et au mariage, sous la houlette d’un gouverneur (précepteur) dont c’est l’occupation exclusive, jusqu’au moment « où devenu homme fait, il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même. » (2)
Une éducation selon la Nature
Le mot sans doute le plus fréquemment rencontré dans l’ouvrage est celui de nature. Le principe de base qui fonde la pensée de Rousseau est en effet la conformité à la nature et la bonté originelle de l’homme.
« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » (3)
Aussi l’enfant sera-t-il élevé à la campagne, loin des tentations et perversions de la ville, dans un cadre protégé. « La première éducation doit être purement négative. Elle consiste… à garantir le cœur du vice [telle la vanité ou la manipulation] et l’esprit de l’erreur, [tels les préjugés]. » (4)
Ce n’est que progressivement, lorsqu’il sera assez fort pour ne pas être dénaturé par les travers que ne manque pas de susciter la société, qu’il sera initié à la vie sociale pour faire ensuite de lui un citoyen soucieux du bien public.
Rousseau fait une distinction intéressante entre l’amour de soi et l’amour-propre : « L’amour de soi… est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content, et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. » (5)
Respecter la spécificité de l’enfant
Il importe de respecter la spécificité de l’enfant qui n’est pas un adulte en miniature, pas plus qu’un jeune animal qu’il faut dompter pour qu’il ne dérange pas les adultes, ni dresser comme un perroquet qui répète pour leur faire plaisir et se faire admirer des paroles et des textes auxquels il ne comprend rien. Si les enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle à l’âge de raison, l’éducation qu’on leur donne pourrait leur convenir. » (6)
« L’enfance a des manières de voir, de sentir, de penser qui lui sont propres ». Il faut apprendre à se mettre à leur place : « Nous n’entrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les nôtres. » (7)
Il faut également tenir compte de la spécificité de chaque enfant : « Chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin d’être gouverné. […] Épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot. » (8)
Il convient de respecter les étapes par lesquelles le fait passer la nature sans craindre de perdre du temps : « laisser mûrir l’enfance dans l’enfant » (9)
Rousseau prône l’allaitement maternel, la liberté de mouvement du nourrisson et du très jeune enfant dès le départ.
L’éducation concerne d’abord l’éveil du corps « qui cherche à se développer » et l’exercice des sens et de leur bon usage car ils sont susceptibles de nous tromper. Vient ensuite l’éducation de l’esprit » qui cherche à s’instruire » — ce qui inclut l’apprentissage d’un métier manuel — suivie par celle, morale, de ce qui est bon et convenable.
L’éducation religieuse est tardive et très ouverte : « Petite partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent » (10), l’homme est guidé par sa conscience, « qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions » (11). Et «si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre. » (12)
Quelques principes pédagogiques :
- Laisser l’enfant faire ses expériences, les mener jusqu’au bout et trouver seul la solution.
- Ne lui donner de l’aide que lorsqu’il en demande.
- Le placer dans des situations où il soit confronté à l’environnement, qui le contraignent à apprendre quelque chose pour satisfaire un besoin. « N’’accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin. » (13) Par exemple, apprendre à lire pour comprendre les invitations qu’il reçoit.
- Accordez avec plaisir, ne refusez qu’avec répugnance ; mais que tous vos refus soient irrévocables… : que le non prononcé soit un mur d’airain. » (14)
- « Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot : Je vous l’avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu’il se souvienne de ce qu’on a dit est de paraître l’avoir oublié. » (15)
Une remarque pour finir : il est heureux que la plupart des recommandations concernant l’éducation du garçon puissent aussi bien s’appliquer aux filles car Rousseau, dans son ouvrage, ne leur fait pas la part belle. « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà le devoir des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. » (16) Sophie, la jeune fille qu’épousera Émile, est éduquée dans l’unique perspective de devenir pour lui cette épouse idéale.
Nous conclurons avec ces deux phrases de Rousseau : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. » Et « Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre. » (17)
Les citations de Émile ou de l’éducationsont tirées de l’édition des Petits Classiques Larousse, 2008
(1) p. 46
(2) p. 61
(3) p. 47
(4) p. 96
(5) p. 190
(6) p. 96
(7) p. 148
(8) p. 97
(9) p. 97
(10) p. 217
(11) p. 226
(12) p. 228
(13) p. 89
(14) p. 93
(15) p. 207
(16) p. 271 et 272
(17) p. 54 et 55
par Marie-Françoise TOURET
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